Regard lointain, perdu, fatigué
Ruminer la vie, cette vie, qui a un goût de mort
Putréfié
Observer le désespoir qui me charie, fier de lui
Exhaler et regarder cette fumée est tout ce qui importe
Pour le moment
Cette cigarette entre les doigts est le seul fil me reliant à ce monde
À cette Ayiti pourrie, putréfiée,
Au moins, je me rappelle d’aspirer une bouffée toxique qui me dévore les poumons
A chaque fois que j’en ai plus dans la bouche
Ces démons sont comme les monstres d’aujourd’hui …
Entre les nuages et l’herbe frais
Fascinée par la fumée qui s’évacue dans l’air
Malgré mes pieds ancrés au sol, bien droits
Et mes doigts enfoncés jusqu’au sang dans la clôture en fil de fer
Je ne ressens rien
Je suis sans vie
Je peux tirer sur ma cigarette mais je ne suis pas
Quel était cet idiot qui a dit : je pense donc je suis ?
Ah oui, pardon ! Quand on ne sait plus qui on est et pourquoi on respire encore, on dit n’importe quoi
Nous, on n’est pas
On est néant
Ou alors, c’est le sentiment que j’ai
L’avez-vous déjà ressenti ?
Ces moments où vous avez tellement de sentiments contradictoires que vous ne savez plus quoi ressentir ?
On se laisse aller à ne rien ressentir
Rage, Courroux, Tristesse, Impuissance, Peine, Douleur, Désespoir, Inexistence…
On se sent vide
Comme le néant
Mais chargée au point de plonger très profondément et de ne plus pouvoir en sortir
C’est ce qui m’arrive
Vide mais trop chargée
Les émotions se bousculent trop pour savoir laquelle prendra la première place
Je flotte
Ballottée par-ci par-là
Par telle ou telle autre
Je me laisse faire
Quoi ressentir finalement devant ces horreurs sans noms ?
Ce pays qui s’enlise de plus en plus profondément dans la merde ?
On a même dépassé ce stade
On s’enfonce encore plus
Comme dirait, qui déjà?! : on est au 36e dessous
6 pieds sous terre
Comment arrive-t-on encore à respirer ?
Par quel miracle ?
Et la descente aux enfers commence à peine
Quand on croit avoir tout vu
On est surpris de voir que le film dont on est les bandits directs ne manque pas d’intrigues
On se croirait en pleine guerre civile. Mais la guerre, ça n’existe pas ici
Il y a la dictature, le laxisme, l’absence de normes
Un Etat qui rêve d’anéantir le peu qui reste de nous
Nous qui baignons dans l’indécence d’un avenir meilleur
Parce qu’en vrai, “l’enfer c’est les autres”
Et se soulever n’est jamais l’affaire du peuple
Et quand il y en a assez, la force répressive les fait reculer
Parce nos revendications et notre droit à la vie, nos droits les plus fondamentaux sont réprimés, bafoués, niés, opprimés
Les massacres de tous les jours ne soulèvent pas grand monde
N’indignent pas assez
Une balle – perdue ou destinée -, des assassinats multiples, allant des cadres aux personnes invisibles
Des gaz lacrymogènes, des viols, multiples et individuels
Et le gros lot : les kidnappings
Un mélange de tous ces crimes
Bel-air, La Saline, Village de Dieu …
On est au début de nos surprises
Ici, tout est possible
L’inconnu qui a dit que l’impossible est possible, devrait venir en Ayiti vérifier ses dires
On est à bout de tout
Plus de force
Plus de ressentis
A force de trop
On flotte
Vide
Notre seul point d’ancrage à la réalité est une addiction quelconque
Vin, cigarette, bière, sexe, religion, rabordaille …
Faut qu’on s’accroche à quelque chose
On se maintient
On survit, au-delà de la mort
On existe
Mais on est néant
Rodeline Doly