Pour ne pas hurler

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Tout dans l’immuable nature est miracle aux petits enfants ; ils naissent et leur âme obscure éclot dans des enchantements. Le reflet de cette magie donne à leur regard un rayon. Déjà la belle illusion excite leur frêle énergie. L’inconnu, l’inconnu divin, les baigne comme une eau profonde ; On les presse, on leur parle en vain, Ils habitent un autre monde ; Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts, s’emplissent de rêves étranges. Oh ! Qu’ils sont beaux, ces petits anges  perdus dans l’antique univers. Leur tête légère et ravie songe tandis que nous pensons ; ils font de frissons en frissons la découverte de la vie.

 Anatole France

C’est avec amertume que je constate que je dois réfréner l’élan de mon âme d’enfant. Et là encore, c’est peu dire. On dirait qu’il faudrait la renverser complètement. Plus de fous rires, plus d’amusement pour un acte ou un geste qui pourrait avoir l’air insignifiant.  Plus de contentement du peu que l’on puisse avoir, recevoir ou faire. Il faut toujours plus ! Il faut être sur ses gardes. Être méfiante. Être égoïste. Moi-même, j’ai toujours été généreuse, de ce que je suis. Comment pourrais-je être généreuse de ce que j’ai alors que je n’ai presque rien. Ici, pour avoir,  on oublie souvent d’être. Tout comme on oublie toujours qu’on fait partie d’un ensemble et qu’en tant qu’élément isolé, la situation de cet ensemble a forcément des impacts sur soi.

C’est avec tristesse que je me vois toujours être affublée d’une posture de victime, de faible ou d’innocente. Presque comme un être qui ne faisait que subir les situations, comme quelqu’un incapable de décider et qui ne sait que se laisser manipuler. C’est toi, père qui m’a dit un soir que tu avais peur qu’on abuse de moi comme cela était déjà arrivé par le passé. À dire vrai, je ne sais de laquelle de mes expériences tu parlais dont tu es au courant. S’il s’agit de celle où j’avais partagé mon intimité avec ce jeune-homme que j’avais croisé en tête à tête pour la première fois, sache que ce fut un choix délibéré que j’avais assumé. J’étais quasiment à la veille de mes dix-neuf ans.

Ce qui m’avait collé la honte ce jour-là c’est quand tu avais appelé le concerné après m’avoir forcée à te donner son numéro. Je ne voulais pas te parler de cet épisode, tu sais ? En tout cas, pas tout de suite. Mais je n’avais pas le choix. Tu ne m’as pas donné ce loisir. Je ne pouvais même pas décider de faire silence, au moment où je le voulais, sur un sujet qui ne concernait que moi. Si je nécessitais de l’aide, je n’en éprouvais nullement le besoin à cet instant précis. Mais il a fallu que je subisse cette humiliation. Oui ! Je le dis. Je me suis sentie humiliée papa. Le pire, c’est qu’après m’avoir tiré les vers du nez à mes dépends, tu ne m’as carrément pas adressée la parole durant des mois. Et maman ? Elle était là. Éternelle passive, se faisant spectatrice de mes malheurs.

Ce même soir, tu m’as expliqué qu’il était de la  nature des hommes de parler de leurs ébats au sein de leur cercle d’amis. Que, parfois, ils n’agissaient pas forcément de mauvaise foi mais qu’il fallait quand même qu’ils le fassent pour leur plaisir et leur satisfaction. On dirait que l’acte sexuel prenait fin pour eux par cette action. Et moi, toute incrédule. Et toi qui renchéris ‘‘ je suis un homme, je te le dis’’. Je ne pouvais que te croire ou au moins, te donner le bénéfice du doute.

Mais ce qui me titille encore l’esprit, dix ans plus tard, c’est pourquoi est-ce que malgré le fait que c’est le comportement des hommes qui soit jugé incorrect mais c’est aux femmes de se surveiller, de ne pas se laisser faire, d’être sûre de fréquenter le garnement le plus présentable. Puisqu’à tes dires ils sont tous pareils. Ces derniers n’ont-ils pas la capacité de se corriger ? Pourquoi cette permission effrénée ? Et pourquoi, lorsque ce même comportement  est affiché par des femmes, elles sont indexées ? Papa, dis-moi.

Pourquoi papa ? Pourquoi depuis le temps où je t’avais mise au courant de mes premières expériences ou alors du temps où tu avais soupçonné mon intérêt pour le sujet, tu ne m’en avais pas parlé ? Je trouve que cela aurait été beaucoup plus simple. Me parler de ta perception, de ta vision de l’acte sexuel. Besoin physique, activité spirituelle, échange conscient entres personnes consentantes ou un amalgame de tout cela ? Tout ce que tu voudras. Mais ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais pris très au sérieux et même au mot  tout ce que tu m’aurais dit. Mais non, à chaque fois qu’une brindille de cet aspect de moi te parvenait, tu éclatais de rage, prenait des distances et une fois, tu m’as même reniée. ‘‘Quand je me vois  au miroir, je te regarde et que je constate à quel point tu me ressembles, j’ai honte !’’ C’était tes mots un matin alors que j’allais en cours. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à exprimer tout le mal que cela m’avait fait. J’ai failli m’effondrer, m’écrouler à tes pieds ce matin-là. Et hurler. Mais non j’avais plutôt choisi de contenir tout mon poids à la plante de mes pieds et rester debout. Et l’eau qui montait à mes yeux, je l’avais nouée à ma gorge si bien qu’après ton diatribe je suis partie sans piper mot. Ma mère était déjà partie au boulot.

Je me souviens une fois, t’avoir questionné à propos du féminisme, ton discours ne fût pas long. Tu me rassuras seulement  sur le fait que le cycle de la vie tourne toujours. ‘‘ Tout comme à un certain moment de l’histoire il y eu le matriarcat, et bien aujourd’hui c’est l’ère du patriarcat’’ m’as-tu dit tout simplement. Il faut croire que nos désaccords ne se basaient que sur mes passions et surtout sur la  manière dont je vivais mon intimité ou carrément sur ma sexualité, je n’ai plus cette crainte de nommer les choses telles quelles. Sur tous les autres points, nous nous entendions bien pourtant. On discutait de cinéma, de sport et de littérature. Jamais, tu ne m’avais fait sentir qu’il m’était limité d’accomplir certaines tâches ou que certaines autres m’étaient réservées. De ta part, je n’avais jamais ressenti le poids de ne pas pouvoir aspirer à certaines grandeurs. Ce n’est que maintenant que je réalise que cette ambivalence était liée au fait que tu étais un super réactionnaire. Maman, dans son splendide mutisme et sa passivité masquée, était du même camp.

Un dimanche, onze heures du matin, bien installée tu lessivais maman. Ta grande cuvette bien placée entre tes cuisses, tu fournissais un énième effort en écoutant ton éternel évangile, le journal. Et puis, je t’ai entendu lancer tout de go ‘‘que faisait-elle dans la rue ? vous êtes une femme, restez chez vous ! ’’. Le journaliste venait d’informer qu’une femme venait d’être victime d’un accident. À cause des jets de pierre et de l’huile jetés et versée sur la route, un char animant la manifestation du jour  l’avait heurtée. Et toi, tout ce que tu trouvais à dire c’est que la dame devait rester chez elle pour éviter de se faire victime. Alors que toi même tu te plaignais avec tes sœurs en Christ qu’on n’était en sécurité nulle part, même pas chez soi. Trois semaines de cela des gens non identifiés sont entrés chez la voisine et l’ont violée elle-même et ses trois filles sous ses yeux. Ils ont battu presqu’à mort la cadette et coupé les cheveux de la benjamine. Selon la rumeur, ces derniers auraient été des jeunes hommes, ceux-là qui sont toujours stationnés sous la vielle petite tonnelle du la ruelle, venus faire payer leur hardiesse à deux des sœurs qui passaient la veille et qui n’avaient pas répondu à leur invitation ou salutation. Elles ont dû quitter le quartier. Quand la nouvelle s’était répandues, je ne t’ai rien entendu dire, pas même un soupir. Je ne t’ai même pas entendu prier pour elle, toi pour qui la prière est le remède, la solution incontournable à tous les grands maux, à toutes sortes de problèmes.

 Alors cette dame, elle devait rester chez elle pour écouter le journal comme toi ? Des fois, je trouvais que tu étais plus présente à ces manifestations populaires que les participants eux-mêmes. Tu n’éteignais jamais la radio, tu connaissais les parcours, tu étais au courant de toutes les grandes personnalités publiques qui y participaient. Mais t’engager toi-même à y prendre part, jamais. Et tu critiques celles qui en ont fait le choix contraire. Aujourd’hui encore je n’arrive pas à comprendre ce comportement ni à le qualifier. Mais maintenant, je comprends pourquoi à l’époque tu demandais à mon père de m’interdir formellement de sortir si ce n’était pas lui qui m’accompagnait. J’avais vingt ans et je venais d’intégrer une université. Je comprends aussi pourquoi tu disais à tout bout de champ que le quartier avait perdu son prestige. Lorsque, trois ans plus tard, tu m’as mise à la porte parce que tu avais découvert que j’avais menti durant tout un mois pour me rendre régulièrement à des sit-tings, des marches pacifiques et des manifestations j’en fus subjuguée. Je ne te croyais pas capable d’être active sur ce point-là. Mon père était en voyage et tu as tout décider toute seule. Charline n’a pas pu t’en dissuader, elle qui avait ce don de te convaincre. Le fait est que tu la tolérais parce qu’elle était ta fille angélique docile et obéissante.

Tu m’as mise à la porte sans réfléchir. Je savais que je quitterais quand même le toit familial mais je ne l’avais pas imaginé ainsi. Pas avec tant de violence et je commençais à peine à mettre en marche mon plan. Tu ne sauras jamais que j’ai échappé de justesse à un viol collectif cet-après midi là, les mêmes jeunes hommes de la vieille tonnelle. Je ne saurais jamais dire combien j’ai joui avec Rafayèl dans la soirée. Et oui ! J’avais un partenaire sans que vous le sachiez. J’ai vécu cinq ans avec lui. Parfois c’était difficile parce que nous étions tous deux étudiants et nous n’avions pas de salaires réguliers mais j’étais libre. J’avais appris à me connaitre moi-même, à définir qui je voulais être et à choisir mes combats.

Micaëlle Charles


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