Je me demande combien de verres je vais devoir ingurgiter, avant d’être complètement HS. 8 ? 10 ?
La première mi-temps vient de s’achever. Deux buts à Un. Le Real de Madrid s’est bien fait enculer. En finale de Ligua. Et c’est tant pis pour lui. J’ai envie d’enfoncer mes poings dans cette télévision qui a l’air de bien se foutre de ma gueule avec ces rediffusions à la con. C’est sur, je n’aurais pas dû accepter ce pari. Je m’allonge à moitié sur ce bar où je passe toutes mes journées. Je me sens comme une merde. Encore. Et c’est tant pis pour moi. Je bois mon verre cul-sec, me redressant lorsque le tohu-bohu recommence. Je pourrais sortir fumer. Les esquiver. Ces hommes bedonnants en quête d’attention. Je pourrais mais je ne le fais pas. Je sors mon paquet et vérifie l’heure sur mon téléphone. 17h04. J’allume ma cigarette. Une cigarette de la marque comme il faut.Une taffe, deux taffes. Je devrais songer à rentrer maintenant. Je les ai laissés tous seuls. Mes 4 enfants, cet après-midi comme tous les autres après-midi.
Je les ai laissés tous seuls dans cette maison qu’on a galérés à construire, ma femme et moi, parce que je suis une merde. Ça remonte à loin aujourd’hui. Cette époque où j’avais l’habitude d’être un bon père. Un bon mari. Trois ans, pour être précis. Et aujourd’hui, regardez-moi. Regardez-moi et jugez-moi. Je ne suis qu’un pauvre saoulard de 47 ans. Une putain d’alcoolique de merde. Un picoleur qui a trop peur d’affronter la vie, selon mes enfants. Et ils ont raison. Surtout Estéban le plus vieux, de mes trois fils. Ils ont raison parce que depuis que j’ai perdu mon travail ce 18 septembre, j’ai peur de ne pas être assez doué pour faire autre chose. Alors je bois jusqu’à l’évanouissement pour oublier que je ne suis qu’une grosse merde…
Je regarde Raoul s’installer sur le tabouret à ma droite en repensant à ma vie qui est en train de partir en couilles. Et j’ai envie de chialer.
-Mec, ca va ?
-Tranquille.
Avant qu’il n’ouvre à nouveau la bouche pour me demander de rentrer auprès de ma famille, je m’enfuis aux toilettes. Je sais déjà que ma place est à la maison.
Deux minutes de temps additionnel. Je vais perdre mon pari contre Sam. C’est maintenant évident. Et l’enfer s’achève enfin. 3 buts à 1. Le Barcelone remporte la victoire haut la main et la foule est en délire, dans ce bar sportif qui pue la transpiration. Je me commande un énième verre dans le but de calmer cette colère qui ne me quitte jamais vraiment. Les discussions de match s’enchainent. Je ne contrôle plus le temps. Flottant hors de mon corps, je sens que je vais tomber. Je vais donc m’assoir à côté de ces deux quinquagénaires qui parlent tout le temps de femmes. Paul et Harold. Des foutus machos.
Et la foule commence à se dissiper.
Raoul nous rejoint quelques minutes plus tard. Ou peut-être était-ce des heures. Je ne sais pas trop. Tête en l’air et yeux globuleux. Il se rapproche le plus d’un meilleur ami. Il a continué ses études en ingénierie alors que j’ai dû les arrêter pour bosser à la naissance d’Estéban. Aujourd’hui il vit mon rêve et j’essaie de ne pas lui en tenir rigueur.
-Mec, ca va ? Me redemande-t-il
-Eh bien mon cher Raoul, articulai-je exagérément, je vis ma vie, je bois mon gwog et j’attends ma mort.
-Et ta femme dans tout ça ? Tes enfants ?
Silence. J’allume ma dernière cigarette de la journée les yeux fixés sur la télévision maintenant éteinte. Et le mot ‘femme’ agit comme un élément déclencheur. Je savais que ces deux cons allaient tôt ou tard se mettre à parler.
C’est ainsi que Paul avec son gros ventre, commence à se plaindre de sa femme. Les mots faibles et superficiels fendent l’air et j’ai bizarrement envie de rigoler.
-Bonnes à rien moi je te le dis.
-Béatrice n’arrête pas de se plaindre alors qu’elle ne fout rien. Toutes les femmes sont bonnes à rien. Elle m’énerve cette chienne.
-Je croyais que ta femme à toi avait un travail, Harold ?
Raoul intervient doucement pour ne plus le foutre en rogne. Harold avait la réputation d’être un vrai trou du cul. Raoul, lui, d’habitude faisait attention de ne pas se retrouver sur son chemin dans ces moments-là. Il faisait attention a ne pas ouvrir la bouche lorsqu’il dénigrait sa femme ou la femme de n’importe qui d’autre. Et moi aussi.
-Si passer ses journées derrière un bureau à remplir des stupides formulaires à la con, c’est travailler alors je ne connais plus la définition de ce mot.
Il boit une gorgée de sa bière et je prie pour que Raoul n’intervienne plus.
-Je me demande comment elle ferait si elle était à ma place. Devoir se lever aux aurores pour donner des ordres à des crétins qui ne savaient pas être ponctuels. Etre capable de se faire respecter par un groupe d’hommes qui se croient au dessus des lois. Faut être un homme pour faire ça. Diriger n’est pas le boulot d’une femme. Et Beatrice en est la preuve vivante. Aucune autorité. Aucun caractère. Elle chiale dès que son patron la réprimande et personne à son bureau ne la respecte.
-Mon frère, tu as tellement raison, enchaine Paul en sirotant son whisky. J’en ai une comme ça à mon travail. Personne ne la respecte tellement elle chiale pour un rien. On lui a donné l’ordre de mener un groupe de stagiaires le mois dernier, elle n’en a même pas été capable. Trop tolérante, trop douce. Les stagiaires lui ont fait voir de toutes couleurs et elle, elle chialait. Tout le temps, se laissant marcher sur les pieds par les collègues, notre patron. Moi je te le dis, il n’y a pas de place pour les femmes dans le monde des affaires. Il est scientifiquement prouvé que l’homme est plus intelligent que la femme. Plus costaud. Donc plus apte à gouverner. L’homme voit les faits et cherche des solutions, lorsque la femme se perd dans le sentimentalisme. On est des meneurs nés. Une femme, ca n’a aucun leadership. Faut être un homme pour diriger.
-Ouais moi je te le dis, les femmes ce sont des peluches parce qu’elles n’ont rien dans le ventre.
Harold est fier de sa blague lorsque Paul rigole. ‘ Bien trouvé’ il dit.
Je repense à la promesse que je m’étais faite. Ne pas leur répondre. Ne pas m’abaisser à les contredire parce qu’ils ne comprendraient pas. Mais je repense aussi à toutes ces femmes, la mienne y compris. Celles qui se sont battues pour se faire valoir. Celles qui ont lutté pour réussir et être reconnues pour leur travail acharné. Celles qui ont bossé plus dur que n’importe quel homme. Et je sens mon cœur battre dans mes oreilles.
-Toutes les femmes ne sont pas des peluches.
Je vois qu’ils avaient totalement oubliés ma présence. Il faut dire que je suis assez réservé comme gars. Je lis dans leurs yeux l’étonnement que mon intervention suscite.
-Tu rigoles j’espère.
Tout à coup, ils me dégoutent. Tous les deux.
-Ma femme n’est pas une peluche. Elle a plus de couilles que vous deux réunis.
Je parle d’une voix calme alors que je boue à l’intérieur. Le sourire de Paul disparait. Il comprend enfin que je ne rigole pas. Harold est touché dans sa virilité. Ils attendent la suite. Alors je bois mon verre cul-sec et j’enchaine :
-Elle est ingénieure bande de fils de pute. Vice PDG de sa boite depuis 3 ans maintenant et elle a plus d’autorité que vous deux réunis.
Raoul me regarde et sourit. J’ai son feu-vert. Il connait le parcours de ma femme et je vais leur clouer le bec à ces connards.
-Vous allez me sortir que ce métier est réservé aux hommes ? Mais laissez-moi d’abord vous informer que ma femme, Raphaëlle, est reconnue comme étant la meilleure dans son travail. Elle a réalisé le projet qui lui a valu le poste qu’elle occupe aujourd’hui. Un fabuleux projet qui consistait à rénover des maisons en plus de les construire. Depuis 25 ans, l’agence à laquelle on faisait appel, que si on voulait construire, maintenant, peut aussi rénover n’importe quelle maison en ruine. Et c’est grâce à cette femme que ce projet a vu le jour. Elle a fait tripler leurs chiffres d’affaires et elle a obtenu le poste de vice PDG face à 4 de ces collègues. Quatres hommes. Machos. Comme vous. Mais depuis cet exploit, ils la respectent parce qu’en plus d’être leur patronne, elle fait très bien son boulot.
Je prends une pause et en profite pour commander un dernier verre.
-Elle a tellement confiance en elle ce petit bout de femme. Forte comme un roc. Elle n’a pas peur d’enfreindre les règles pour réaliser un projet. Elle est à la fois compatissante et battante. Plus que n’importe quel homme, elle sait être ferme, persuasive tout en étant douce. Elle inspire son entourage de par son attitude orientée vers le résultat. Ses idées sont innovantes et elle encourage les gens. Surtout les femmes comme vos épouses, qui n’arrêtent pas de se faire humilier et décourager par leur mari. Raphaëlle est un modèle. Elle a l’esprit d’équipe. C’est un leader né. Et si vous me demandez pourquoi je vante autant ses exploits, c’est parce que je suis fier d’elle. De ce qu’elle a accompli. Et je maudis les hommes comme vous. Ces hommes à leur bureau qui voulaient l’empêcher de briller en la traitant comme de la merde. Bandes de trous du cul, méchants et sans cœurs. Vous les empêchez de briller, vos femmes et toutes les femmes que vous dénigrez. Beatrice pourrait elle aussi réaliser de grandes choses si tu arrêtais de lui faire se sentir inutile. Avec tes mots, Harold. Ton mépris. Ton rejet. Vous ignorez peut-être le poids de vos mots sur quelqu’un mais pour moi vous êtes des putains de sociopathes.
J’essaie de me calmer en attrapant le verre que le serveur me sert.
-A cause des hommes comme vous, Raphaëlle rentrait tous les soirs en pleurant. Et moi je n’arrêtais pas de l’encourager. Encore et encore. Je lui disais qu’elle était l’égale des hommes. Qu’elle avait elle aussi fait des études et qu’elle méritait de marcher sur la lune et de toucher les étoiles. J’ai eu raison parce qu’elle a eu le courage d’essayer et qu’elle a réussi.
Je réfléchis deux secondes en les regardant à tour de rôle.
-Ma femme travaille 72h par jour et elle élève toute seule quatre enfants. Elle est ingénieure et elle arrive a diriger des hommes qui se croient au dessus des lois. Ce n’est pas un tyran. Elle sait juste se faire entendre et grâce à ça, même son patron, un homme misogyne et imbu de lui-même, parvient à lui obéir. A écouter ses idées, les accepter et les faire appliquer. Alors ma femme n’est pas une peluche et je vous interdis à partir d’aujourd’hui, de traiter ses semblables comme si vous étiez au dessus d’elles. Comme si elles étaient inferieures parce qu’elles ne l’ont jamais été et ne le seront jamais.
Paul me regarde.
Raoul sourit.
Harold baisse la tête. Le silence reprend et moi je finis mon verre.
Pedjean Esther Constantin
