Zoom sur « Désincarnée », une création de Nathania Périclès à la 5e édition du festival féministe Nègès Mawon

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La 5e édition du festival féministe Nègès Mawon propose, du 25 au 29 juillet 2022, à Port-au-Prince, une programmation riche et variée. Le thème : « Mon corps au sens propre et défiguré », retenu pour cette édition, donne lieu notamment à plusieurs spectacles. Hier, mercredi 27 juillet et ce jeudi 28 juillet, « Désincarnée », texte gagnant de la scénographe et plasticienne Nathania Périclès de l’appel à textes lancé par Nègès Mawon en mars dernier est à l’affiche. Décryptage.

Pourquoi « Désincarnée » ?

« Désincarnée » se révéle au grand public, à Yanvalou restaurant, sis à l’avenue N, dans un spectacle puis dans une installation scénographique. L’affiche annonçant « Désincarnée » qui met en vedette la metteure en scène elle-même, vêtue d’une longue tresse jaune, donne le ton à son contenu. Contactée par téléphone, Nathania Périclès souligne effectivement que la mise en scène mise principalement sur le symbolisme des tresses. En effet, elle entend à priori mettre le curseur sur le langage des gestes des femmes sans la vie courante, des gestes apparemment insignifiants transformés en routine, notamment l’entrelacement des tresses, coiffure qui concentre parfois un temps considérable et qui revête une haute portée sociale dans l’esthétique capillaire des cultures afro-caribéennes.

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Toujours selon Périclès, il plane sur les tresses un interdit en Haïti. Par exemple, dans les établissements scolaires, les filles arborant ce style capillaire sont souvent renvoyées chez elles. Les tresses sont également associées à la recherche d’une longue chevelure très prisée dans le monde occidental. Or, le port des tresses renvoie à un degré de liberté d’expression des femmes et des filles notamment Noires, qui est aussi fort décrié, fait-elle remarquer. Le port des tresses induit plusieurs questionnements sur l’esthétisme des cheveux chez les Femmes Noires, tout en alliant un va-et-vient entre acceptation et rejet. Dans « Désincarnée », Nathania Périclès met la lumière sur d’autres récits autour du vécu des femmes Noires. L’esthétique des tresses permet d’explorer la correspondance entre la texture majoritaire des cheveux afro et le temps conséquent nécessaire à leur entretien. Quand la liberté capillaire est prise dans une sorte de conservatisme social, cela donne matière à un ensemble de présupposés et d’incompréhensions, dénote l’artiste.

Les tresses symbolisent pour Nathania Périclès, une passerelle entre les femmes Noires et le monde qui les entoure. Car, historiquement, pendant l’esclavage, explique la scénographe, les femmes captives étaient obligées de cacher leurs cheveux, contrairement aux femmes européennes. Par ailleurs, elles ont inventé des coiffures liées au peu de temps qu’elles avaient pour elle-mêmes, tenant compte de leurs conditions de personnes réduites en esclavage. Le tissage fait état d’une expression, d’un langage qui a pu évoluer avec le temps.

Pour celle qui est aussi danseuse, cette performance rejoint la perspective globale de son travail artistique, qui se porte habituellement sur le rapport au corps. « Désincarnée » charrie de multiples représentations relatives aux corps étrangers, cette création questionne le corps et l’identité, le corps déguisement, le corps objet. Elle soulève plusieurs interrogations telles que : « Comment prendre de la distance à son propre corps ? Comment fabriquer sa propre représentation du corps ? Comment être désincarnée ? ».

Une mise en scène luxuriante

Fort de ses questionnements, « Désincarnée » propose un tableau, des actes performatifs, qui délaissent le schéma d’un théâtre traditionnel, pour embrasser des situations telles que l’accouchement chez les Femmes Noires, les multiples représentations des personnes corpulentes, les querelles de beauté existant parfois au sein des enfants d’une même famille. Ce projet part également de la vie de la mère de l’artiste qui a eu 7 enfants dont 5 filles, de la manière dont elle s’organisait pour les coiffer tous les matins, tel un rituel. Dans « Désincarnée », l’artiste revient sur les lieux de son enfance, associant le passage de quelques éléments autobiographiques à des histoires qu’on lui a rapportées et qui lui sont plutôt familières. Un voyage introspectif qui l’habilite dit-elle, à plonger dans certains labeurs du quotidien à la charge des femmes Noires. C’est pourquoi le spectacle investit le corps qui « se transformera petit à petit durant la performance pour retrouver son état second ». La mise en scène de « Désincarnée » mobilise entre autres plusieurs séries de danses, une scène de mariage, des classiques du répertoire musical traditionnel haïtien donnant lieu à à peu près une heure de création sonore.

Pour donner vie au projet de départ, une conceptualisation minutieuse s’avérait nécessaire. Il fallait dit Périclès, faire le choix d’une artiste capable de danser, de chanter, de jouer…. Le choix de la chanteuse Ericka Julie Jean Louis satisfait ces critères visant à accoucher ce spectacle qui se veut non traditionnel. Chaque partie étant un acte performatif, l’interprète doit avoir plusieurs aptitudes pour pourvoir jouer ce spectacle qui contient très peu de textes.

La préparation qui s’est faite à distance était un peu compliquée, car la vision était un peu floue au départ souligne Nathania qui a également animé les 18 et 19 juillet dernier, deux ateliers scénographiques pour une dizaine de jeunes filles dans le cadre du festival. Les difficultés ont pu être surmontées grâce à des séances de travail sur le processus de création, des répétitions ardues s’étalant sur plusieurs semaines, afin que l’idée de mise en scène ne n’érode pas. Si « Désincarnée » ne manque pas de ravir les festivalier-e-s depuis hier, c’est dû en grande partie à ce travail de longue haleine qui toutefois ne s’arrête pas là. Car, selon les dires de Nathania Périclès, « Une création est d’abord une recherche qui continue d’évoluer après le spectacle ».

« Une création est d’abord une recherche qui continue d’évoluer après le spectacle ». Nathania Périclès

Il est à noter que « Désincarnée » est réalisé avec le soutien de la Haute école des arts du Rhin, en France. La technique est assurée par Junior Neptune, la création sonore par Jeff Pierre et la photographie par Yod. Le maquillage et la coiffure sont l’œuvre de Joeanne Joseph.

Jeanne-Elsa Chéry


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