Artiste plasticienne née en Haïti, Sandra Dessalines est sculptrice et détentrice de la mémoire de ce pays qu’elle transmet à travers un travail d’une dextérité et d’une sensibilité unique. Dans une dynamique post-coloniale où les représentations des peuples noirs et de leurs luttes ont souvent été marginalisées, Sandra Dessalines se réapproprie les récits de l’histoire haïtienne en mettant en lumière le rôle des femmes dans la révolution et dans la construction du pays.
La sculptrice, dont le papier est le matériau principal, crée des bustes et des figures puissantes. Tandis que ce médium est surtout connu pour le rôle clé qu’il joue dans la création des décorations carnavalesques – c’est-à-dire une forme d’expression artistique « mineure » plus qu’au « grand art » –, il devient, entre les mains de l’artiste, un médium de résistance. Ainsi, elle défie les hiérarchies imposées par l’art académique occidental, qui valorise les matériaux dits “nobles” comme le marbre ou le bronze.
Le travail de l’artiste interroge la place accordée aux femmes dans l’historiographie haïtienne, où les représentations dominantes ont limité l’engagement de ces dernières dans la révolution. En effet, les femmes comme Sanité Bélair ou encore Marie-Jeanne sont souvent absentes des récits officiels et des monuments nationaux. En ce sens, la littérature haïtienne est un bon exemple. Au lendemain de l’indépendance, alors qu’une littérature nationale caractérisée par un patriotisme assumé et un engagement politique certain voit le jour, ce sont principalement les héros qui sont glorifiés, ne faisant que quelques mentions des héroïnes de la nation. Les arts plastiques n’ont pas échappé à cet état des choses. Même si les femmes sont au cœur des représentations, ce sont le plus souvent des figures de déités comme les Madones – qui ont composé une part importante de l’œuvre de l’artiste Ismaël Saincilus –, ou des déités vodou comme la Sirène ou Erzulie, que nous retrouvons dans l’œuvre de Tiga, artiste majeur du mouvement Saint-Soleil.
Le travail de la plasticienne, dans la lignée d’autres artistes haïtiennes, redonne de la subjectivité aux modèles dont elle se sert. C’est d’autant plus évident dans la représentation qu’elle fait de ses personnages féminins qui échappent aux regards sexualisants et lubriques dont elles font parfois les frais.
Le style de la sculptrice s’inspire aussi directement de l’imaginaire collectif haïtien. Autodidacte comme beaucoup avant elle, cette dernière nous livre une radiographie de la paysannerie haïtienne, comme Rose-Marie Desruisseau avant elle. Ses œuvres témoignent ainsi d’un réel travail d’observation et de compréhension des dynamiques sociales et culturelles, s’inscrivant de ce fait dans une démarche à la fois d’anthropologie visuelle et de mémoire historique. En effet, elle donne à voir une Haïti vivante, enracinée dans ses traditions et malgré tout en constante transformation.
Alors qu’il est très difficile pour les artistes femmes en général, haïtiennes en particulier, de se faire connaître au même titre que leurs homologues masculins, la plasticienne, de par la puissance de son travail, s’impose comme une créatrice incontournable dans le panorama des créateurs contemporains. Malgré un double défi : sexisme dans l’art et marginalisation des artistes haïtiens sur la scène internationale, la plasticienne développe une œuvre qui force la reconnaissance. Comme Desruisseau, Turnier et Louisiane Saint-Fleurant, aujourd’hui Sandra Dessalines ajoute une brique de plus pour paver le chemin des femmes qui souhaitent se lancer dans une carrière artistique.
Alors qu’en Haïti, l’art est aujourd’hui plus que jamais un outil de résistance et de résilience face à l’insécurité et aux incertitudes de demain, l’œuvre de Sandra Dessalines vient s’ajouter à celles des artistes femmes qui renouvellent sans cesse la création dans le pays. De nombreux artistes haïtiens, comme Luce Turnier, Jasmin Joseph ou Édouard Duval-Carrié, ont utilisé l’art pour interroger la mémoire coloniale et l’identité haïtienne. Dessalines s’inscrit dans cette filiation tout en développant une esthétique propre, qui mêle textures brutes, couleurs vives et éléments traditionnels.
Melissa Béralus