« Je ne puis m’empêcher de me dire qu’un homme qui écrit parvient plus facilement à préserver son centre d’écriture et son aire de liberté, qu’il trouve chez sa femme une compréhension tout autre. Je lui envie cette possibilité de fermer la porte et de dire: ne me dérangez pas, j’écris. Je n’ai jamais pu dire cela »… (extrait page 101)
Publié en 2011 chez Gallimard, le texte titré « Les hommes qui me parlent » de Ananda Devi est ce qu’on pourrait appeler un roman d’introspection. Dans ce texte, l’autrice revient sur son enfance, son expérience de vie en tant que femme, son mariage, son oeuvre littéraire et cette impossibilité qui la hante de concilier les obligations de son genre; c’est-à-dire la maternité et la vie de couple, à ce besoin vital qu’elle a d’écrire.

Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans une ambiance sombre et tendue. L’autrice s’est donné pour mission d’être vrai, malgré son utilisation d’une langue recherchée et poétique. Une vérité qui passe parfois par une crudité presque enfantine dans l’énoncé.
Le premier constat établi par l’autrice est que son entourage ne la comprend pas. Elle a longtemps vécu dans les rôles multiples de sa féminité. Elle a été tour à tour une épouse ; mariée à un homme qui, malgré tout n’a pas su éteindre son désir d’écrire et d’être cette bête immonde mais entièrement adaptée à la richesse de la vie, la vie sauvage, la vie abandonnée, la vie mutuelle, la vie abondante et obstinée, la vie qui ne se soumet ni à nos ordres, ni à nos serments(page 97). Puis, elle a été une mère et a eu des enfants, des fils d’ailleurs, égoïstes, qui même grands, même libres du lien ombilical, lui en veulent de se tourner vers une autre priorité qu’eux.
Peut-on être une femme et vivre pour soi, pour quelque chose de plus grand que soi, comme la littérature ?Voilà la question qu’elle pose à travers ce roman.
Tous les hommes qui me parlent dit-elle fils, mari, père, amis, écrivains, morts et vivants. Une litanie de mots, d’heures effacées et revécues de bonheur révolus, de tendresses éclopées. Je suis offerte à la parole des hommes parce que je suis femme. (page 11)
Tout commence par la dépression d’un de ses fils. Sa vie jusque-là partagée dans un équilibre précaire, mais qui semble tenir, part en éclat. Et pour la première fois, elle va en elle-même et se décide à parler de ces choses dont on ne parle pas quand on est une femme bien, ou quand on est une femme tout court. Car ce qu’on découvre dans ce roman qu’elle nous offre, c’est une femme rompue, triste, une femme qui cherche à fuir ce qu’elle a été pendant 40 ans. Alors, elle part se réfugier dans une chambre d’hôtel pas loin de chez elle pour devenir son propre personnage, qu’elle construit, qu’elle regarde grandir et devenir sous sa plume.
Et puis elle se confie sur sa vie, son mariage sans relief, son expérience ratée et sans joie de la maternité, sa carrière littéraire sans génie. Si l’autrice parle de sa double vie de femme et d’écrivaine, sa réflexion sur la littérature et son oeuvre en tant que romancière en particulier, c’est pour proposer des pistes de lecture intéressantes pour comprendre son besoin de solitude. Pour elle, si elle avait été un homme comme Céline ou Faulkner, elle aurait eu le temps, le loisir, le plaisir d’écrire à sa convenance. Elle n’en aurait pas été un écrivain de génie pour autant, elle n’estime pas avoir l’ADN. Mais elle aurait pu dire : ne me dérangez pas, j’écris. De cette oeuvre peut être serait née une chose beaucoup plus grande.
Dans la tradition des romans d’introspection, « Les hommes qui me parlent » tourne autour de son autrice. Le texte raconte une histoire singulière qui n’a aucune prétention de vérité sur l’absolu. C’est un texte qui parle d’une certaine généralité des femmes qui ressentent le besoin de créer, et ce, pas uniquement dans un domaine artistique, mais de créer dans leur travail, dans leur parcours de vie. Si certains tiennent que ce n’est pas le meilleur de Ananda Devi, en référence à sa fiction, je soutiens que celui-ci est le plus vrai, et comme elle le dit elle-même dans ce roman, la vérité n’est-elle pas la blessure que nous cherchons chez les auteur-e-s que nous lisons?
Melissa Béralus
Voyage au bout du texte
