En début d’année 2022, les organisateurs du Festival de jazz de Port-au-Prince annoncent le report des festivités qui se tiennent habituellement au mois de janvier. L’édition 2022 du festival qui mobilise depuis plusieurs années une centaine de musiciens et techniciens n’aura définitivement pas lieu du fait, peut-on lire dans leur communiqué, de l’incertitude due à l’insécurité.
Source de revenus pour les employés et espace de visibilité pour les artistes, c’est une opportunité manquée pour ceux qui vivent du festival. En effet, en plus d’être financé en grande partie par plusieurs ambassades, dont celles de la Suisse et de la France, il est le deuxième événement annuel dans lequel le ministère de la culture investit le plus d’argent par an, après le carnaval national.
Au-delà des évènements, c’est l’écosystème culturel même du pays qui subit les assauts de l’insécurité. Depuis la dégradation de la situation, en particulier dans l’Ouest, le secteur et ces acteurs sont mis à rude épreuve. Victimes de kidnapping et d’assassinats, les artistes sont livrés à eux-mêmes, sans ressources et sans rentrées d’argent.
Le premier avril 2021, le pianiste Welmyr Jean Pierre se faisait enlever aux yeux du monde, en direct sur internet lors d’un service religieux à Carrefour. Six mois plus tard, le sculpteur Anderson Belony se fait assassiner chez lui, au sein du Village Nway situé à la Croix des Bouquets, aujourd’hui sous le contrôle du redoutable groupe armé 400 Mawozo.
Ces cas emblématiques et l’impossibilité de vivre de leur travail dans l’état actuel des choses, ont fini de convaincre quelques artistes de partir s’établir définitivement à l’étranger. Tel est le cas de Tony Jean Baptiste, musicien qui a fait vibrer les amateurs de compas pendant plusieurs années avec le célèbre groupe Djakout Mizik. Ce dernier a abandonné son pays et sa maison sise à Fontamara pour s’installer aux États-Unis.
Celui qui enseignait la musique depuis une dizaine d’années dans la seule école d’art du pays, et qui était le directeur du département de musique depuis 2014, s’en va avec une expertise dont les prochaines générations d’étudiants ne bénéficieront pas.
L’art et la culture sont deux éléments primordiaux de l’identité du peuple haïtien. Espace de résilience et de lutte sociale, c’est aussi une source de revenus non négligeable pour l’État, et pour les artistes, qui pour la plupart, viennent des classes défavorisées. Le secteur du theatre par exemple, est touché de plein fouet par la situation. Sans salle où se représenter, et avec très peu de financement disponible pour la création, les professionnels de la scène, tels que les comédiens et metteurs en scène, se font de plus en plus rares . « Les artistes sont dans une situation particulièrement compliquée », fait savoir Eliézer Guérismé, directeur artistique du festival de théâtre En Lisant
Aujourd’hui le secteur culturel est sous perfusion. Être acteur culturel est un vrai métier et il n’y a pratiquement pas de financement de la création artistique par l’Etat. Ni au moins une cellule dans la police, qui comprendrait la délimitation géographique du secteur culturel et ces horaires afin d’assurer la sécurité du public et des acteurs. »
Si les artistes ne créent plus, c’est le patrimoine culturel haïtien qui meurt, déclare Guérismé. Le patrimoine culturel immatériel est le plus susceptible de disparaître. Renchérit Frantz Délice, professeur à l’Université d’État d’Haïti et employé du ministère de la Culture.
“Contrairement au patrimoine bâti, sa disparition n’est pas visible et les méthodes de conservation ne sont pas les mêmes. À titre d’exemple on peut restaurer une œuvre d’art mais un rythme musical traditionnel s’il meurt, il est perdu à vie “ s’alarme le spécialiste.
Le patrimoine culturel matériel, donc physique, court aussi un grand danger, s’inquiète Ileus Papillon, membre de l’observatoire du patrimoine haitien. Le mercredi 27 juillet 2022, des bandits armés ont mis le feu à la cathédrale provisoire de Port-au-Prince. Pour certains, si celle qui date de l’époque coloniale était encore en état, c’est elle qui aurait été victime de cet acte criminel.
Papillon affirme que le patrimoine matériel est un héritage des générations précédentes aux nouvelles. Cet héritage raconte une histoire et fait le lien d’une période à une autre dans une société. “Quand il y a des situations de conflits comme c’est actuellement le cas en Haïti, ces vestiges sont sujets aux incendies
et pillages” dit-il.
L’espace patrimonial le plus affecté par cette insécurité semble être la Croix-des-Bouquets. La commune réunit plusieurs sites d’origines coloniales qui ont non seulement une importance historique, mais aussi un aspect touristique et économique encore inexploité.
La zone abrite plusieurs habitations sucrières. Des spécialistes proposent de les transformer en musées ou autres espaces touristiques, avec un circuit qui permettrait d’injecter de l’argent dans l’économie de la localité et du pays. Aujourd’hui, sous le contrôle des gangs, ces zones sont non seulement sujettes à être brûlées ou saccagées, mais il y a aussi le risque de transformation et de bétonisation, détruisant ainsi la
mémoire que porte en eux ces lieux.
Croix-des-Bouquets compte plusieurs sites patrimoniaux naturels comme la source Zabeth. Mais de manière plus générale, on ne compte pas moins de six rivières, 84 sources, plusieurs puits traditionnels et 293 puits artésiens. Ce qui en fait un espace dont la sauvegarde est primordiale, aujourd’hui aux mains d’un groupe armé.
Melissa Béralus