La domination se présente souvent des formes qui échappent à nos connaissances lacunaires de certaines sociétés, dont celles de la Caraïbe où la construction des rapports de sexe résulte de représentations qui ont été construites et institutionnalisées pendant leur période esclavagiste. Dans ces sociétés, le mariage monogame est minoritaire. Etant plus décomplexés, les liens sexuels, amoureux ou sentimentaux hommes et femmes s’inscrivent avec plus de visibilité dans le continuum des échanges économico-sexuels de Paola Tabet (2004)[1]. Par exemple, en Haïti, quand deux personnes fonde un foyer, le langage vernaculaire informe qu’elles ont contracté une affaire : « fè zafè ». C’est comme si les relations de couple étaient des espaces de circulation des biens et des ressources tant matérielles qu’immatérielles. Il en résulte une dynamique qui fait des femmes des biens pouvant aider tout le groupe familial à sortir de la misère par le fait pour elle de faire une « bonne affaire ». Les positions sociales se consolident à travers ces modes d’accès des sexes aux ressources.
Cet imaginaire dicte la socialisation des filles ainsi que celle des garçons ; il fait du corps des femmes un bien dont l’accès est régi par un code des échanges économico-sexuels. Dépendant des ressources dont il dispose, un homme peut vouloir s’attacher beaucoup de femmes. D’où une forme de virilité ostentatoire (Kabille, 2021)[2] et de masculinité hégémonique (Connell, 2014)[3] qui favorise les hommes et cimente une imbrication complexe et intime entre les rapports de sexe et de classe. Cette forme invisible de rivalité entre les hommes entrave la formation d’une communauté entre un homme et une femme, la construction de la conjugalité et tend à de-idéaliser l’amour romantique. Dans ce jeu inégal, les hommes mobilisant peu de ressources matérielles et immatérielles sont démunis quand les femmes sont désignées pour assumer la protection de la famille.
Selon cette représentation du couple, les femmes appartiennent à leurs familles, et les hommes à eux-mêmes ; aux hommes la conquête, aux femmes l’obligation d’être fidèles et d’accepter le comportement de leur homme. Cette image des femmes fait du corps des femmes un vrai opérateur politique devant faciliter l’ascension de leurs groupes familiaux.
Selon cette représentation du couple, les femmes appartiennent à leurs familles, et les hommes à eux-mêmes ; aux hommes la conquête, aux femmes l’obligation d’être fidèles et d’accepter le comportement de leur homme. Cette image des femmes fait du corps des femmes un vrai opérateur politique devant faciliter l’ascension de leurs groupes familiaux. Il en résulte une compréhension stratégique de la relation amoureuse sapant la consolidation du couple autour d’un Nous formant une communauté de sort, un destin partagé de co-responsables. D’ailleurs les prescrits de la socialisation empêchent la fusion des hommes et des femmes dans le couple. D’où les déchirements, les pleurs, les tromperies et l’obligation pour les femmes de lutter pour maintenir le mariage et conserver les positions qui garantissent leur respectabilité.
S’il permet à l’homme de se libérer, le mariage renforce l’enfermement de la femme. Pour celles-ci, l’amour se drape de mauve, de blanc et de noir, les couleurs de Gran Brigitte, déesse de la mort, et de Baron Samedi, Dieu de la mort et gardien du cimetière. Pour ces divinités, le mariage est une métaphore de la mort, un espace du deuil des plaisirs du corps pour les femmes.
S’il permet à l’homme de se libérer, le mariage renforce l’enfermement de la femme.
Dans cet exercice d’impossibilité, tromper l’autre afin de sortir du mariage n’a pas les mêmes conséquences pour les deux sexes. La tromperie est synonyme de chute pour les femmes. Le couple n’est ni une totalité fermée ni le socle d’une alliance, car les échanges économico-sexuels structurant les rapports de sexe confirment l’impossibilité du mari fidèle alors que la femme incarne l’épouse bafouée. Le couple est construit autour de l’éphémère et de l’incertitude engendrant : jalousie, haine et passion. Cette structuration des rapports de sexes place l’amante dans une position enviable qui affaiblit celle de l’épouse. La mythologie haïtienne abonde d’exemples de ces relations chaotiques.
En effet, le vaudou rapporte les relations amoureuses d’Erzulie Dantor et d’Ogun Feray, le guerrier. Femme indépendante, marchande, garante des soins, de la protection et de la vie, Erzulie ne peut jouer ses rôles qu’en comptant sur son amant. Dans ce couple original, le guerrier et la marchande s’aiment, se repoussent, s’attirent et se déchirent. Les deux se déplacent pour des raisons différentes ; la marchande pour accéder aux ressources afin de nourrir ses enfants, le guerrier pour protéger le territoire. Alors s’entrechoquent des pulsions contradictoires mêlant la volonté de conserver la vie et la tentation de donner la mort. D’où la nature mortelle et divine de l’amour.
Un autre exemple nous est donné par Ti Jean Petro et Erzulie Freda (Castor, 1998)[4]. Les deux amants incarnent la rencontre difficile de l’amour et de la méchanceté ; ils traduisent l’idée de la communauté impossible formée par le Bakoulou et la Kolokent que Kesner Henri évoque dans sa (Coupe Cloue, 1978)[5]. La kolokent n’en veut qu’à l’argent des hommes, mais le bakoulou refuse d’en donner aux femmes alors qu’il veut du sexe. Ces mythes questionnent la figure de la femme au foyer qui fonde la stabilisation du couple. Par translation, le couple évoque pour les Haïtiens et les Haïtiennes l’impossibilité de faire société, bien que certains et certaines dénomment leur île «Haïti chérie ».
Sabine Lamour
[1]Paola, Tabet. 2004. La grande arnaque, sexualité des femmes et échanges économico-sexuels, Paris, l’Harmattan.
[2] Joëlle Kabile, 2021. Masculinités martiniquaises, une approche relationnelle, Thèse de Doctorat, Université des Antilles, Faculté de droit et d’économie Martinique. Disponible en ligne : https://www.theses.fr/2021ANTI0729.pdf, consulte en ligne le 20/03/2022.
[3] Raewyn CONNELL, 2014. Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. Paris, Éditions Amsterdam.
[4] Kesner Castor, 1998. Ethique vaudou Herméneutique de la maîtrise. Paris: l’Harmattan,
[5] Coupé Cloué, 1978. Fanm Kolokent. L’Essentiel https://www.youtube.com/watch?v=pavFCkRLY_k