Alors que la romancière Yanick Lahens vient de recevoir le grand prix du roman de l’académie française pour son livre Passagères de nuit, elle s’est confiée à Mus’Elles sur son processus de création, ses influences et le regard qu’elle porte sur la scène littéraire haïtienne contemporaine. À une époque où tout va vite, Yanick a voulu prendre un moment pour nous offrir de la lenteur et de la retenue. Celle qui reconnait que sa carrière de romancière a débuté relativement tard en a profité pour remonter le fil de sa vie et des moments qui, depuis une vingtaine d’années nourrissent son œuvre.
Très jeune, tu quittes Haïti pour la France. L’exil va influencer ton œuvre d’ailleurs une de tes premières œuvres va être un essai autour de l’exil, « L’Exil : Entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien » que tu publieras un 1990.
La question de l’exil, je ne la pose pas simplement dans un exil géographique, je la complexifie. Je reprends une idée brillamment déployée dans un essai, Voeux de voyage et intention romanesque de Jean-Claude Fignolé. Il montre que, la plupart des héros de nos romans du 19e siècle, jusqu’à peut-être la moitié du 20e siècle, sont des héros qui partent à l’étranger avant de revenir, pour apporter la bonne nouvelle. Roumain par exemple, c’est parce qu’il est parti du pays, puis revenu, qu’il s’est rendu compte qu’il y avait un problème. Il y a un très beau passage où il est sur le bateau qui le ramène et il se demande comment « Je vais appartenir à cet endroit » en parlant d’Haïti.
Aujourd’hui, énormément de gens voudraient partir du pays. Alors que toi, tu restes et tu continues d’écrire depuis Haïti.
C’est peut-être une question de génération. Je crois que l’envie de partir est beaucoup plus forte quand on a 30 – 40 ans. Aussi, je comprends tout à fait que des jeunes partent. Je le dis, je trouve que c’est une saignée, une hémorragie ce qui se passe actuellement. Personnellement j’ai une sorte de rituel du lien, un groupe d’amis qui toustes restons en Haïti.
Après ta première publication, quelques années passent et entre temps tu fais beaucoup de choses. Tu es membre fondatrice de l’association des écrivains haïtiens. Comment tu t’es retrouvée dans cette initiative ?
Nous étions plusieurs avec Lyonel Trouillot et Georges Castera. J’étais très poche de Georges à ce moment-là. Nous sommes allés chacun dans une ville de province et nous avons ramené un texte, de manière à montrer notre ancrage dans ce territoire. Nous avions pris plusieurs initiatives. Puis à un moment donné, la chose s’est effondrée. L’année dernière, j’ai essayé de reprendre ça avec Lyonel et d’autres jeunes, mais les circonstances sont telles que les déplacements sont difficiles. Il est impossible de se réunir.
Entre 90 et 2000 tu enseignes, coanimes une émission culturelle qui s’appelait « entre nous » sur Haïti Inter, publies des nouvelles, puis, arrive ton premier roman : Dans la maison du père. Et tu as la cinquantaine quand tu publies ce livre. Tu dis toi-même : ça m’a protégé de vouloir me prendre pour Dostoïevski.
Le fait d’avoir écrit entre l’encrage et la fuite, m’as donné des ailes pour pouvoir écrire après. S’il n’y a pas malaise, il n’y a pas besoin d’écriture. C’est parce qu’on sent qu’il y a quelque chose qui manque, un récit qui manque au récit du monde, qu’on a envie de faire le nôtre. Donc, ce premier livre m’a désinhibée. Le deuxième moment qui m’a désinhibée, a été la lecture de Marie Chauvet. J’ai compris en la lisant que c’est dans cette direction que je voulais aller. Et à partir de là, je me suis lancée. Je ne regrette pas d’être parvenue tard à l’écriture, je le dis souvent. Parce ça m’a enlevé tout désir de paraître, désir d’être en concurrence avec qui compte. Et là, je sais que je peux être moi-même.
Yanick, tu es une personne extrêmement dynamique entre dans les années 2000, tu deviens marraine du Club Signet à la bibliothèque ARAKA. Tu rencontres beaucoup de gens durant cette période.
Je ne suis pas une écrivaine dans sa tour d’ivoire. J’ai horreur de ça. Je suis une personne très curieuse aussi. Donc, j’aime bien être dehors et le dehors me nourrit énormément. Je discute aussi avec pas mal de gens dont des personnes qui en savent plus que moi sur Haïti, l’histoire d’Haïti et tout cela m’inspire. Et ça me nourrit. Quand je viens d’Haïti, je n’ai jamais le sentiment de venir d’une périphérie. Parce que je sais qu’il y a une telle richesse historique. D’ailleurs pour moi, tous les lieux du monde sont des centres. Il n’y a pas un centre autoproclamé et puis des périphériques.
Entre 2000 et 2010, tu enseignes, animes des ateliers d’écriture, publies, interviens dans différents cadres, et en 2010 Haïti est secouée par le tremblement de terre le plus meurtrier de son histoire contemporaine. De ton côté, ça va donner Failles.
J’écris Failles, dans un état de sidération. Quelque temps avant, j’écoutais Claude Prépetit et les autres spécialistes qui alertaient sur une activité anormale dans la zone. Donc quand le tremblement de terre a eu lieu, je me suis dit ça y est, voilà ce dont il parlait. J’ai tout de suite voulu voir. Je voulais voir et je voulais comprendre. Donc c’est un texte hybride qui va se trouver à la croisée du travail journalistique, -je vais dans les rues pour noter-, d’un essai, -parce que j’essaye de remonter à pourquoi la pauvreté fait que ces failles nous aient autant affectés. J’essaye dans ce livre de comprendre la genèse de la pauvreté, car elle ne nait pas comme ça. Les nations ne naissent pas pauvres, ce sont des relations entre elles qui fait la pauvreté.
Failles est aussi le début d’un roman. Je devais écrire un livre qui s’appelait Guillaume et Nathalie, j’avais imaginé tout un lieu pour ce roman et en passant devant je constatai qu’il n’existait plus.
Fast for World 4 ans plus tard, tu publies bain de l’une. Le livre est un succès en Haïti et à l’étranger. Cette année-là tu remportes le prix Féminina. Comment reçois-tu ce prix à ce moment-là de ta carrière ?
Il y a une nouvelle qui s’appelle Bain de Lune, dans mon premier recueil : la petite corruption. Je me souviens de Dani Laferrière disant du texte qu’il est beau parce qu’il est tourant comme un œuf.
Je réfléchissais à la manière dont je m’y prendrais si je devais réécrire bain de lune. Quinze ans après la sortie de la nouvelle j’y réfléchissais encore, sauf qu’entre-temps je me suis rendue à deux reprises dans un village de pécheur. Malgré tout mon amour pour la province j’étais obsédée par la manière dont les habitants du village arrivaient à vivre. J’échangeais aussi beaucoup avec des personnes comme Jean Casimir et Gérard Barthélemy à qui je m’étais confiée sur la nécessité d’une nouvelle perspective à cette histoire. C’est à partir de tout ça que j’ai décidé d’écrire un roman à la première personne du pluriel. Il n’y a qu’à la fin que ce nous, qui n’est pas toujours le même nous, devient un je.
Pour ce qu’il y est du prix, quand je l’ai eu, je ne devais même pas être en France, mon éditrice a insisté pour que je rentre et c’est en me préparant pour aller déjeuner avec un ami que j’ai appris que je l’avais. J’étais rentrée en Haïti et je ne m’étais pas arrêtée au fait d’être finaliste de ce prix. Avec le recul je pense que c’est la bonne attitude à avoir. Je n’existe pas par rapport à un prix. Je ne suis pas écrivaine par ce que j’ai un prix. Il faut continuer à travailler, creuser le sillon tout le temps. Écrire c’est comme la photographie, quand il y a trop de lumières sur soi on finit par ne rien voir. Il faut du retrait, de la non-visibilité pour que ça soit un travail nocturne qui vous permette d’avancer. Je ne dis pas que je ne suis pas contente d’avoir le prix. C’est une forme de reconnaissance et il y a les ventes qui viennent avec… Mais ça ne résume pas le fait d’écrire. Il faut avoir des interrogations, il faut avoir des obsessions.
Dans Failles tu dis : Pourquoi nous les Haïtiens ? Encore nous, toujours nous ? Comme si nous étions au monde pour mesurer les limites humaines, celles face à la souffrance, et tenir par une extraordinaire capacité à résister et à retourner les épreuves en énergie vitale, en créativité lumineuse. Tu le penses toujours ?
On est au milieu de tellement de hasards nous Haïtiens nous sommes sur un réseau de failles, c’est un hasard géologique, on est sur la route des cyclones, on se trouve au milieu de l’Amérique, ce qui fait qu’on est une route de tous les traffics, un hasard historique, nous avons fait la troisième révolution des temps modernes et on va expliquer tous les autres hasards par cet évènement historique : 1804. On a un certain nombre de hasard qui pèsent sur notre destinée et ce que nous pouvons faire. On est toujours en train d’essayer non seulement d’exister mais aussi d’habiter ce lieu.
Beaucoup de femmes veulent se professionnaliser dans l’écriture. Mais les femmes restent sous représentées dans l’histoire littéraire haïtienne. Quel regard portes-tu là-dessus?
Ces dernières années les choses ont beaucoup évoluées. On a qu’à prendre l’exemple du créole. Il s’est démocratisé et est aujourd’hui une la langue d’expression littéraire qui n’a rien à envier au français. Deux textes primés au Deschamps sont en créole. Il en va de même pour les femmes. De plus en plus de jeunes femmes écrivent et c’est tant mieux. Il y a plusieurs années ce n’était pas le cas. Je crois qu’à partir de 86, il y a un basculement, les femmes ont été dans la rue. Les organisations féministes ont énormément contribué a ce que le regard posé sur les femmes change. Je pense que ça a aussi libéré les femmes qui voulaient écrire. Aussi, Haïti est un des espaces où la littérature des femmes est mise sur le même pied que la littérature des hommes. Je connais peu d’espace, de littérature où on a ce sentiment d’égalité. Et c’est une bonne chose.
Merci!
Propos recueillis par Melissa Béralus

