Paru aux Éditions Gallimard en 2016, Tropique de la violence est le sixième roman de Natacha Appanah pour lequel elle a reçu les prix Femina des Lycéens et France Télévision. L’histoire se déroule à Gaza (Mayotte), un quartier de Mamoudzou au bord du gouffre où s’enchevêtrent, dans un décor d’apocalypse, les drames personnels de cinq protagonistes et les enjeux collectifs de ce « no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi ».
C’est par un appel à la confidence qu’on rentre dans Tropique de la violence. Calme, mesurée et empreinte par moments d’angoisse et de nostalgie, la voix de Marie nous conte ses mésaventures : de sa belle jeunesse où elle pouvait rêver de la maternité jusqu’au jour où elle découvre, médusée, après une longue attente de six jours, durant laquelle elle s’était vue dans le rôle « d’une maman avec des vêtements traditionnels Mahorais », qu’elle est infertile.
Marie a vingt-six ans. Elle est infirmière. Elle croit découvrir l’amour quand Chamsidine, qui est aussi infirmier, posa les yeux sur lui. Ils se fréquentent, durant une année, jusqu’à la sacralisation de la relation par les liens du mariage. L’union conjugale ne tient pas toutes les promesses qu’elle recèle. Après quatre longues années de vaine attente, Cham ne brûle plus du même feu pour elle. Il la regarde avec des yeux éteints et une grimace sur les lèvres. Il est déjà ailleurs. Il veut divorcer.
Marie a trente-trois ans. Elle recueille à l’hôpital où elle travaille un enfant atteint d’hétérochromie. Sa mère, venue à Mayotte sur un kwasa kwasa, comme tous les autres clandestins, l’a abandonné à cause de ses yeux qui, selon la légende, serait l’œil du djinn qui porte malheur. En échange du divorce exigé par Cham, Marie lui demande de reconnaître l’enfant comme son fils, pour permettre à celui-ci d’échapper au sort de clandestin qui l’attend. L’enfant est appelé Moïse, ce qui n’est pas sans rappeler le Moïse de l’Ancien Testament : tous deux abandonnés, tous deux recueillis.
Chéri et protégé par Marie, Moïse, garçon au rire discret et rare, connut une douce enfance rythmée par ses heures de cours à l’école privée de Pamandzi, la lecture de son livre préféré, L’enfant et la rivière, et les moments de tendresse avec Bosco, son chien, lui aussi recueilli par Marie tout près de l’hôpital.
Tout semble aller pour le mieux jusqu’au jour où Moïse décide, par un revirement que rien ne présageait, de percer le mystère de ses origines. Devenu colérique et séchant les cours, Moïse n’est plus ce garçon qui ne réclamait rien et qui se faisait léger. Il veut recoudre les fils de son histoire. Marie est désemparée, sa douleur est comme un poignard blanc qui fouille sa tête. Devant ses yeux, les mots s’entrechoquent telles les pièces d’un puzzle qu’elle a du mal à reconstituer : Kwasa kwasa, Bandrakouni, clandestine, pluie. Dans la lettre qu’elle tente de lui écrire, elle affronte son incapacité à remonter le cours du temps pour lui raconter les circonstances de son adoption.
Il faudrait que je lui raconte ce soir-là cette nuit où l’île fut inondée de pluie, ce jour béni où il est venu jusqu’à moi. Je n’arrive pas à le lui dire en face, je le regarde et je ne peux pas sortir les mots de ma gorge. Mais écrire je n’y arrive pas non plus. La nuit, la pluie, le kwasa sanitaire arrive sur la plage de Bandrakouni dans le sud, le bébé abandonné, comment lui raconter tout cela ?
Elle meurt subitement un matin alors qu’elle préparait le petit déjeuner de Moïse.
Qu’adviendra-t-il de Moïse après la mort subite de Marie ? Comment va-t-il faire face à ses démons intérieurs et se positionner dans la vie ? C’est par une narration polyphonique articulée autour de quatre voix – celles de Moïse devenu «Mo la cicatrice », d’Ismaël Saïd alias Bruce, d’Olivier le flic et de Stéphane, bénévole d’une ONG- que la suite de l’histoire nous parvient. Piège ou stratégie narrative, il faut aussi noter que Marie, et plus tard, Bruce parlent depuis le lieu de la mort.
Le récit est construit comme autant de monologues où chaque voix constitue un angle différent, une approche différente saisissant la vie dans ses moindres particules, sa complexité et ses contradictions. L’intrication entre les drames individuels et les enjeux collectifs transparaît dans cet extrait où Bruce, le chef de « Gaza », questionne sa propre propension à la violence.
Parce que tu crois que je suis né comme ça, moi, avec l’envie de taper, de mordre, de rentrer dedans, moi aussi je voudrais pouvoir dire avec une petite voix et le regard au loin quel est mon endroit préféré dans ce pays.
Si Moïse a laissé le confort de la vie familiale pour aller retrouver ceux qu’ils croient être les siens, Bruce, lui, se considère comme un paria. Il a connu, très tôt dans sa vie, l’exclusion d’un système éducatif qui le jugeait inapte depuis qu’un directeur a déclaré à son père :
Non, il n’est pas fait pour cette école il a du mal il n’est pas heureux ici, il ne sera pas heureux au collège.
Dans un style qui épouse la psychologie des personnages – la cruauté de Bruce, la désillusion de Stéphane, le désarroi d’Olivier, l’angoisse de Moïse- Natacha Appanah parvient, par la magie d’une langue dépouillée – qui s’apparente par moments à celle de Romain Gary dans La vie devant soi – à mettre en récit l’échec, celui de toute une société, ressenti à travers l’effondrement des personnages, attachants, humains,impuissants.Tropique de la Violence est un roman qui porte bien son nom : chaud et violent à la fois.
Stéphane SAINTIL
une version remaniée de ce texte a été publiée
dans le douzième numéro
de la revue haïtienne Legs et Littérature
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