Lettre à mon fils…

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Mon chéri,

C’est par un après-midi saint que j’ai compris, comme une sorte de révélation, combien l’enfance est un précieux cadeau que personne ne devrait égarer au cours du voyage. Comme si les Saints m’envoyaient un signe. Oui, aujourd’hui est l’unique vendredi qui a le titre honorifique « saint » de cette année de malheur. Faut croire que même le jour l’a oublié. Que dire des pauvres gens que l’inquiétude et la peur occupent déjà leurs pensées. Ces gens qui ne s’arrêtent pas une seconde pour souffler. Ces gens qui accumulent détresse, peine, faim, et sentiment d’insécurité. Ah, ces gens ont las de toujours courir après la vie. Ils ne cessent de quémander des pépites de bonheur sans jamais pouvoir assouvir leur besoin…

J’étais assise sur le toit de la maison pour cueillir des yeux quelques rayons du soleil couchant. Je n’aime pas manquer ce merveilleux spectacle. Depuis qu’on a tous été forcés de respecter la distance sociale, je passais tous mes après-midi sur le toit. Comme d’habitude, mes yeux se perdaient dans l’horizon et je voyageais vers cette lumière rougeâtre qui m’appelait. C’est alors que s’est immiscé dans mon champ, un cerf-volant. Un simple cerf-volant. L’unique dans le ciel à ce moment-là. « En ces temps de grandes tourmentes », me suis-je dit ébahie. Mais ce dernier continuait d’effectuer tranquillement ses pirouettes, comme s’il cherchait à m’intimider. Je commençais peu à peu à l’admirer et à écouter son ronronnement. Il me paraissait petit, mais dans le tableau que j’observais, il avait un rôle éminent. Sûrement quelques bois arrachés d’un cocotier qui se faisait vieux, « un peu de fil de sac » comme on dit chez nous, un morceau de robe ou de drap volé à l’insu de sa maman, un sachet en plastique sans vie, sans couleur, et le tour était joué. Ce n’était qu’un banal cerf-volant. Comme ceux qu’on voit le plus souvent à cette époque de l’année. Ce n’était pas un « Grandou », ni un cerf-volant papillon ou tout autre forme artistique. Il n’était ni grand, ni imposant. Il était simple. Discret. Comme s’il avait peur de se faire remarquer. 

Je suivais ses courbes, ses ondulations, et je m’étais mise à imaginer sa liberté, son bonheur. Plus j’imaginais, plus je l’enviais. Je n’avais d’abord pas compris pourquoi l’envie me gagnait autant. Je me trouvais absurde. Mais en fouillant profondément en moi, au fur et à mesure que je me laissais gagner par la scène qui défilait devant mes yeux, j’ai compris que je n’enviais pas le petit aérodyne lui-même, mais celui qui le faisait valser dans le ciel. J’imaginais ce gamin, insouciant du temps qu’il faisait, des maux qui ravageaient notre planète, de la pandémie qui causaient des milliers de morts, de l’économie mondiale qui chutait considérablement… Il ne se doutait sûrement pas que les médecins n’avaient point de repos depuis que le Covid-19 nous dépossédait de nos rues, de nos parcs, de notre prétendue liberté. Il n’avait peut-être même pas remarqué que les avions ne volaient plus, ou qu’il y avait de moins en moins de produits alimentaires au marché. Il n’avait pas pu surprendre une conversation des grandes personnes s’alarmant concernant la difficulté de trouver un antidote contre le virus.

Se serait-il demandé quand il reprendra l’école ? Non ! Je ne crois pas. Son cerf-volant disait qu’il s’en foutait. Est-ce qu’il s’en foutait ? Ou, lançait-il un doigt d’honneur au gouvernement qui ne cessait de répéter, tel un perroquet auquel on apprend ses premiers mots, les décisions adoptées par les autorités françaises, sans prendre en compte les conditions sociales et économiques désastreuses dans laquelle nous vivons depuis plus d’une vingtaine d’années ? N’était-ce pas sa manière à lui de dire « Monsieur le perroquet, ici chez nous les pauvres, le confinement n’est pas le bienvenu, parce qu’entre le virus et la faim, l’un des deux aura faim de nous. En attendant de mourir, il faut bien se nourrir ».

C’était peut-être un signe d’espoir qu’il envoyait à tous les adultes qui s’éteignaient à petit feu à force de trop s’affoler. Ou peut-être cet enfant était exempt des soucis actuels du monde, et tranquillement honorait la tradition qui veut qu’à cette époque, les jeunes s’emparent d’un coin du ciel pour en faire leur domaine. Peut-être que c’était le seul instant où il sentait qu’il pouvait dominer quelque chose de plus grand que lui. Un cerf-volant qui, s’élevant dans un ciel, avait partiellement rougi. Il s’élevait avec toute l’âme d’un enfant qui attrapait chaque grain de poussière de plaisir que la nature lui envoyait.

Moi, je n’ai jamais compris pourquoi cette activité me fascinait autant. Peut-être parce que, gamine, je n’avais pas pu goûter au plaisir de dompter le ciel, de planer au-dessus de tout, grâce à un cerf-volant. Peut-être parce que je n’ai pas connu cet autre visage du bonheur. J’ai grandi trop vite, sûrement. Maintenant je ne pourrai qu’imaginer ce que ce gamin pouvait ressentir en ce moment. Et je l’enviais. J’enviais son rire de plaisir lorsque le fil faufilait entre ses doigts, je l’enviais d’avoir eu du plaisir en créant son œuvre. Pour lui, ce n’était sûrement pas un simple jouet comme mes yeux d’adulte le décrivaient. Il avait sûrement dû savourer chaque seconde qui suivait la création de son œuvre. Et moi, je ne pouvais qu’essayer d’imaginer. J’étais déjà trop vieille pour comprendre. Mes 35 ans ne me permettaient pas de rajeunir, et de pousser cette porte que ma mère a toujours scellée. Je n’ai jamais compris pourquoi elle nous interdisait certains plaisirs. Aujourd’hui, je lui en veux un peu. Chaque année, à cette époque-là, je lui en voulais toujours un peu, silencieusement.

Cet après-midi-là, ce cerf-volant libérateur m’avait fait oublier le confinement, la quarantaine et la rage du Covid-19. Je n’étais plus du monde des adultes. J’enterrais quelque part dans ma tête cache-nez, gants, et eau de javel. Je ne pensais plus aux millions de corps empilés quelque part, sans vie. Je ne revoyais plus les visages des capitalistes, chefs d’entreprise, qui exposaient les pauvres gens au danger du virus. Je cessais de penser à ceux et celles qui vivent au jour le jour du secteur informel. Toutes ces mères à qui on devrait décerner une médaille pour leur bravoure, ces pères infatigables qui font tout pour aider leurs enfants. J’avais tout oublié, l’espace d’un coucher de soleil, pour regarder à travers les yeux de ce gamin pour qui rien d’autre n’avait d’importance que cette petite chose qui lui procurait tant de béatitude.

Alors je t’écris ces lignes pour que jamais tu n’oublies de vivre ton enfance. Je ne préfère pas te laisser des mots qui relatent les ravages du virus dans le monde. Je ne te parle pas de tout ce temps de confinement, des effets psychologiques, économiques, des pertes en vie humaine. Je ne tiens pas non plus à relater les bienfaits écologiques de ce moment de pause qu’a connu le monde… D’autre s’en chargeront à ma place. Mais personne ne se souviendra de ce spectacle. Personne ne pourra te le raconter. Personne ne prendra la peine de te rappeler que le bonheur se cache dans chacun des instants que la vie t’offrira. Personne ne prendra la peine de te dire que le temps est poésie. Le temps est amour. Le temps est plus amour que tout autre chose. Tout dépend de ce que tu choisis d’en faire. Un jour, peut-être, comme moi, tu seras assis dans un coin tranquille, en te remémorant les instants inoubliables de ton âge d’or. Tu te souviendras de cette lettre. Et tu feras, peut-être, le même geste d’amour envers ta future progéniture. Tu rejoindras ce monde situé entre l’enfance et l’adulte, parmi ces gens qui n’ont jamais enterré l’enfant qu’ils étaient, et qui continuent de réclamer leur coin de ciel, au côté de ceux qui bientôt, prendront leur place.

Syndia Messalah Louis


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