Eléonore Coyette plaide pour une plus forte présence des femmes dans le cinéma en Haïti

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Il existe très peu de femmes réalisatrices ou productrices dans la cinématographie en Haïti. Malgré les efforts dépensés par certaines pour mieux exploiter leur talent et leur créativité, la route est encore longue pour elles. En d’autres termes, il reste beaucoup à faire. La belge Eléonore Coyette, co-réalisatrice avec Sephora Monteau des courts métrages« 407 jou » et « Twa fèy », tranche en faveur d’une plus forte présence des femmes dans l’industrie.

Vous avez travaillé en Haïti pendant quelques années. Pouvez-vous nous parler du point de départ de cette expérience?

Je voyage en Haïti depuis 2013, je suis venue la première fois pour un projet musical haïtiano-belge coordonné par Gary Lubin de l’association Tamise. Je suis ensuite revenue chaque année pendant 4 ans pour finalement m’y installer en 2017. Je travaillais depuis 8 ans en Belgique comme réalisatrice freelance dans les domaines de la musique, de la culture et du militantisme. J’ai toujours été passionnée par le format court (court-métrages, clips, portraits, trailer, performances…), j’ai tout simplement continué ma route en ce sens en arrivant en Haïti. Le point de départ de mon installation à Port-au-Prince a été l’invitation de Wendy Désert et Sephora Monteau à donner une formation d’un mois intitulée « Femmes et Cinéma » pour l’association Sine Nouvèl.

Durant le temps que vous aviez travaillé ici, vous êtes-vous fait une représentation des femmes dans le secteur du cinéma?

Lors de cet atelier, j’ai trouvé passionnante l’idée de me retrouver pendant quatre semaines avec vingt femmes afin de faire naitre 5 courts-métrages documentaires entièrement écrits et réalisés par leurs soins. Je me rappelle très bien d’un témoignage fort contrarié que cet atelier soit réservé aux femmes mais moi je me réjouissais de cette non-mixité. Pour avoir animé d’autres ateliers en mixité hommes-femmes, j’identifie souvent une plus grande liberté et vérité dans les échanges entre participantes, d’autant que je considère la création comme un processus fondamentalement intime. Pour répondre à la question de la sous-représentation des femmes dans le secteur du cinéma en Haïti, je m’appuierai sur des témoignages d’ami·e·s du secteur qui regrettent souvent le manque de représentation de femmes dans les ateliers/concours/appels et ce, dans plusieurs domaines créatifs. Ce n’est pas pour rien que les organisatrices de Sine Nouvèl ont fait le choix de la non-mixité dans le cadre de leur atelier « Femme et Cinéma ». C’est un choix militant qui me semble très utile dans de nombreuses sphères où la déconstruction du système en place est nécessaire. Ça ne veut pas dire que tous les ateliers doivent l’être et pour toujours, c’est un moyen ponctuel de créer des espaces (et ce à travers le monde) pour questionner et redonner une place à l’expression intime de chacun et de chacune.

Pourquoi, selon vous, ne parlons-nous pas d’un cinéma féminin en Haïti comme c’est le cas dans d’autre pays ?

Je pense que la première question qu’on se doit de poser est celle de l’effondrement de l’industrie cinématographique en Haïti. La principale école de cinéma, Ciné Institute de Jacmel, a fermé ses portes et les salles de cinémas aussi. C’est d’ailleurs le combat que Wendy Désert et Sephora Monteau mènent depuis 5 ans à travers le « Festival Nouvelles Vues » qui tend à dénoncer le désinvestissement du secteur en projetant des films sur les façades des salles qui ont toutes été fermées. La seule chose dont je peux témoigner en ayant vécu en Haïti et côtoyé plusieurs femmes artistes, ce n’est en aucun cas un manque d’intérêt, d’idées ou de créativité. Mais plutôt un découragement face au manque d’infrastructure comme dit plus haut. Par ailleurs, il me semble évidemment essentiel de stimuler la création des femmes dans le cinéma mais plus largement dans toutes les disciplines artistiques. Passer à côté de l’expression multiple et variée de la moitié de la planète n’est pas représentatif de la réalité tout simplement. La plupart des systèmes actuels sont encore prisonniers d’une vision patriarcale des choses, c’est un angle qui a été largement exploré, il me semble qu’il est temps de faire résonner d’autres récits, d’autres réalités, d’autres regards. 

Durant ces 10 dernières années, nous remarquons de plus en plus de projets de documentaires portés par des femmes. Qu’est-ce qui explique selon vous leur affluence vers ce secteur?

À mon niveau, je ne peux que témoigner des échanges que j’ai eu lors des ateliers que j’animais ou auquel je participais, les idées étaient riches et nombreuses. Je pense que la création surgit souvent lorsque l’on se sent en marge de la société, lorsque « le monde » ne nous convient pas tel qu’il est. Je pense pouvoir affirmer en ce sens qu’Haïti fait face à de nombreux questionnements et ce, dans diverses sphères de la société. La création peut aussi être un mouvement exutoire pour manifester son désaccord, son sentiment d’injustice ou simplement son regard sur quelque chose qui résonne, qui nous bouscule ou nous questionne. Les projets des réalisatrices que j’ai rencontrés touchaient à la condition des filles et des femmes, la place des mères, les arrestations arbitraires, les violences sexuelles, les situations de handicap, la représentation des femmes dans l’art,… Les dispositifs étaient variés, passant du portrait intime, au documentaire collectif et social ou encore à la fresque poétique. Je ne sais pas témoigner de l’évolution du nombre de projets documentaires en Haïti portés par des femmes car je n’y ai pas passé assez d’années mais je suis heureuse de constater à travers le monde, notamment à travers les différents festivals auxquels j’ai eu la chance de participer, que les femmes sont de plus en plus représentées. En ce qui concerne Haïti, je pense aussi au travail de Guetty Felin, Rachèle Magloire ou encore Gessica Géneus dont le premier long-métrage « Freda » vient d’être sélectionné au prestigieux Festival de Cannes. 

Qu’est-ce cela implique de réaliser des films documentaires en Haïti ?

Pour ma part, je suis arrivée en Haïti en 2017. A mon arrivée, j’ai principalement réalisé des clips, des teasers et des films expérimentaux. Le documentaire est venu plus tard car selon moi, c’est une expression beaucoup plus intime vis-à-vis d’un pays que l’on connaît peu. J’ai l’impression que parler du réel implique une franchise différente, c’est une sensibilité particulière. Je ne cherchais d’ailleurs pas à faire un documentaire, mon premier film « 407 jou » s’est mis sur ma route, littéralement. Pauline Le Carpentier du Bureau des Droits Humains en Haïti m’a parlé du récit du marionnettiste Paul Junior Casimir (aka Lintho) qui m’a interpelée. Lorsque j’ai découvert ses marionnettes, j’ai eu immédiatement envie de les filmer. C’était un développement de projet « organique » comme j’aime le dire, il poussait par ses racines qui étaient déjà là. J’ai alors rencontré Lintho pour voir ce qu’il pensait de raconter son histoire à travers son travail. Comme il était enthousiaste, nous avons formé une équipe de trois avec Sephora Monteau à l’assistanat-réalisation et on s’est lancés dans l’aventure sans trop réfléchir. Suite à cela, on a voulu prolonger notre exploration de ce dispositif avec Sephora à la coréalisation cette fois pour un deuxième film intitulé « Twa Fèy », toujours avec Lintho. Je n’avais pour ma part jamais filmé des marionnettes en décors réels mais l’énergie qui se dégageait de ces marionnettes m’a donné une impulsion aussi franche qu’inévitable. J’ai toujours défendu « l’urgence de filmer », tenter de donner forme à ce qui nous traverse intensément et qu’on aimerait traduire. Même si je suis très attachée à la forme et l’esthétique, je crois dans l’intuition de l’élan, je préfère un film un peu bancal techniquement mais dont le récit marque plutôt que l’inverse. Pour nos deux documentaires, il s’agissait de productions très légères avec des équipes très réduites et l’utilisation de lumière naturelle uniquement. J’ai l’impression que lorsque les moyens sont faibles, il faut redoubler d’énergie créative. Sephora et moi portions ce film par idéal avant tout.

Qu’est-ce que cela vous a fait de travailler en tant que réalisatrice en Haïti ?

Pour commencer, je dois reconnaitre le privilège que j’ai de pouvoir voyager. Ce n’est pas donné à tout le monde et j’en ai conscience. Travailler en Haïti m’a permis d’ouvrir mon champ de vision sur plusieurs aspects. Tout d’abord, je pense que lorsqu’on travaille avec l’image et le son, aller dans un autre pays est une expérience sensorielle et esthétique fascinante. Tout devient stimulant et inspirant puisque tout est neuf. Les lumières, les odeurs, les sons, le mouvement, la rumeur de la ville, les codes, les goûts,… Il y a la force des rencontres qui sont chargées de nouveaux récits, d’autres perceptions. Lors de mon arrivée, j’étais habitée par la thématique de l’ « introspection au féminin » que j’essayais de traduire dans des courts-métrages expérimentaux. Cela découlait de ma frustration de voir des personnages féminins souvent représentés de façon simpliste ou binaire alors que les modèles qui m’entouraient me semblaient bien plus complexes et profonds. J’ai donc poursuivi en Haïti cette exploration, comme dans un mouvement naturel, la continuité logique de ce que j’explorais depuis quelques années. J’ai rencontré beaucoup de femmes inspirantes en Haïti et je ressentais l’envie de partager une trace de ce qu’elles me témoignaient tout simplement. Rencontrer et vivre des imaginaires différents donne l’opportunité de relire et de déconstruire ses propres certitudes et combats à la lumière d’autres récits qui entre en résonnance avec les nôtres. 

D’après vous, y aurait-il une formule pour motiver plus de femmes en Haïti à faire du cinéma, particulièrement du documentaire ?

Outre le manque d’infrastructure, d’industrie, de salles et d’écoles qui est très problématique, ce qui donne l’envie de s’engager dans quelque chose relève aussi souvent de l’identification positive. Les modèles de femmes qui nous précèdent nous ouvrent la voie et nous donnent confiance de pouvoir y arriver. J’ai observé à travers les différents pays que j’ai eu la chance de découvrir (le mien y compris), que globalement en tant que fille ou femme, il n’est pas toujours facile de s’autoriser à l’audace car nous y sommes structurellement moins invitées et ce, dès la petite enfance. En ce sens, les préjugés ont la peau dure concernant la façon dont devraient s’exprimer « les filles et les femmes ». Sauf que je pense qu’il y a 1001 façons d’être « femme » et que faire taire celles qui s’expriment en vous c’est quelque part renforcer l’idée qu’il n’y aurait qu’une manière de l’être. 

On connaît vos deux réalisations cinématographiques: « 407 jou » et « Twa fèy ». Qu’est-ce que vous avez abordé dans ces court- métrages ?

J’ai réalisé deux documentaires en Haïti, « 407 jou » et « Twa Fèy » coréalisé avec Sephora Monteau comme mentionné plus haut. Les deux sont réalisés avec des marionnettes réalisées par Lintho et Pauline Lecaprentier. C’est un dispositif qui me semblait répondre à une forme de pudeur que j’essaye d’insuffler à mon travail. Il l’était d’autant plus dans le cas de « Twa Fèy » dans lequel nous abordons des thématiques complexes et violentes, comme l’inceste, la pédo-criminalité, les violences sexuelles, conjugales et judiciaires. Ce sont des thématiques qui ont toujours habité mon travail en Belgique ou en Haïti. Elles sont d’ailleurs tristement internationales. Le medium des marionnettes offrait la possibilité de garder les récits des victimes intactes, aussi violents soient-ils, car une mise en abîme très particulière se mettait en place à travers cette incarnation différente. Leurs visages de papier nous semblaient devenir vecteurs d’un plus grand nombre d’interprétations et d’identifications.

Souhaitez-vous placer un dernier mot ?

Je suis avant tout passionnée par les récits de vies et les gens qui les portent. J’aime chercher à comprendre la complexité humaine dans ce qu’elle a de plus éclatante mais aussi de plus sombre. Je pense que le cinéma, par sa particularité d’associer le son et l’image, offre une expérience émotionnelle et sensorielle unique. C’est un medium mémoriel qui porte en lui la capacité de laisser une trace mais aussi d’être un vecteur de compréhension, un mouvement d’empathie et d’ouverture pour questionner la justesse de nos propres pas. Le documentaire est un témoin du réel qui nous donne l’occasion de changer notre regard, de forger notre esprit critique sur la société passée et actuelle et ce, en étant derrière la caméra, devant ou en tant que spectat·eur·rice.

Propos recueillis par Dougenie Michelle Archille


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