Participation de l’organisation féministe NÈGÈS MAWON à une audience devant la Cour Inter-Américaine des Droits de l’Homme sur les ” Violences sexuelles généralisées à l’encontre des Femmes et des Filles Haïtiennes” .
Il ne faut pas isoler les réalités des femmes du contexte global que vit Haïti aujourd’hui. Ces réalités sont les conséquences directes des politiques antiféministes appliquées en Haïti, renforcées par la mauvaise gouvernance, l’affaiblissement des institutions, la corruption et l’impunité. Elles sont les conséquences de la politique étrangère de la communauté internationale qui continue à soutenir des dirigeants qui travaillent à la destruction du peuple haïtien. Haïti est actuellement confronté à un niveau de violence et d’insécurité sans précédent comme l’ont mentionné mes collègues.
- Le corps des femmes comme arme de guerre au centre des conflits et de la crise
Haïti est actuellement confronté à des niveaux de violence et d’insécurité sans précédent. Chaque jour, la population haïtienne est confrontée à un nombre alarmant de meurtres et d’enlèvements perpétrés par des gangs qui contrôlent de grandes parties du pays, en particulier Port-au-Prince et ses quartiers. Les massacres se multiplient dans les quartiers populaires. Aujourd’hui les écoles, les églises, divers quartiers et diverses autres institutions sont attaquées en plein jour par des gangs armés. Les viols individuels et les viols collectifs se comptent par dizaine tous les jours.
Entre mai 2022 et mars 2023, uniquement NÈGÈS MAWON, l’organisation féministe que je représente, a reçu sur quatre zones contrôlées par des gangs armes : La Saline, Cité Soleil, Saint-Martin et Bel-Air 652 cas de femmes et filles victimes de viols individuels et viols collectifs de. Sur ces cas de référencements, on compte 9 femmes qui ont été assassinées, 14 femmes sont tombées enceintes à la suite de leur viol, 8 femmes ont eu des complications à la suite d’avortements non-sécurisés après leurs viols et 19 ont contracté une infection sexuellement transmissible.
L’histoire des violences que vivent les femmes haïtiennes, c’est l’histoire de Kathiana, 33 ans, mère de 3 enfants qui a subi un viol collectif et contracté la syphilis. Dont la fille de 9 ans a elle aussi subi un viol collectif en sa présence.
Jenny, 26 ans, qui a subi un viol collectif à la suite duquel elle est tombée enceinte. Jenny a eu un avortement non-sécurisé qui lui a occasionné des complications sévères puisque l’avortement est toujours criminalisé en Haïti. Elle ne pourra plus jamais avoir d’enfants.
Jesula, kidnapée, séquestrée, battue et violée pendant plusieurs jours avant que ses deux cousines ne soient assassinées en sa présence et leurs corps jetés aux ordures.
Des milliers de femmes sont déplacées dans leur propre pays pour échapper aux gangs ou mirent vers d’autres pays, ce qui les expose encore plus à la violence, à l’exploitation, à la discrimination et à la pauvreté. Par exemple, nous avons vu le traitement inhumain subi par des femmes enceintes en République Dominicaine et sur les frontières des Etats-Unis.
- Aggravation de la situation économique des femmes
Les femmes haïtiennes sont également durement touchées par la crise économique actuelle, qui les frappe de manière disproportionnée. Avec une inflation de plus de 30%, une augmentation de 128% du prix du carburant l’année dernière et l’impossibilité pour les femmes du secteur commercial informel de circuler librement dans le pays pour leurs activités génératrices de revenus, les femmes haïtiennes sont de plus en plus pauvres, alors qu’elles ont la charge toutes seules de plus de 60% des familles monoparentales. Il faut rappeler que les femmes reçoivent des salaires inférieurs à ceux des hommes de 32% à 50%. Le revenu national brut par habitant des femmes était estimé à 73 % seulement de celui des hommes. Elles évoluent plus dans le secteur informel, sans droit à la sécurité sociale (55,9%), et sont moins représentées dans les emplois formels (30%). Cette crise économique rend les femmes encore plus vulnérables, plus exposées à la violence dans un contexte où elles avaient déjà moins accès aux ressources et aux opportunités.
- Non-accès aux services, recul des droits, des acquis des luttes de femmes
Dans ce contexte de crise, les femmes ont de moins en moins accès aux services qui leur sont essentiels principalement les soins de santé sexuelle et reproductive, alors que le taux de mortalité maternelle et infantile en Haïti est le plus élevé de la région Amérique latine et Caraïbes. Les moyens de contraception et les soins obstétriques de qualité sont encore plus limités, en particulier pour les femmes vivant dans la pauvreté, dans les zones contrôlées par les gangs et les zones rurales.
Elles n’ont pas accès à la justice puisque le système judicaire est complètement dysfonctionnel mais aussi parce que les violences basées sur le genre sont de moins de moins prises en compte dans ce système patriarcal, corrompu et d’impunité en Haïti. La situation haïtienne a encore plus restreint leurs accès à l’éducation, aux loisirs, à la protection de leurs vies et de leurs biens.
Les femmes ont vu aussi les acquis des luttes pour leurs droits en tant que citoyennes diminuer drastiquement. La participation des femmes dans la politique est de plus en plus difficile dans ce climat de violence, de corruption et d’érosion de la démocratie. Ainsi la militante politique et féministe Antoinette Duclaire a été assassinée en juin 2021, des activistes comme moi et certaines de nos camarades sont obligées de quitter Haïti pour protéger leurs vies et celles de leurs proches.
D- Recommandations
La situation critique et atroces des femmes haïtiennes que je viens de décrire exige des actions urgentes tant de la part du Gouvernement Haïtien que de votre part au niveau de la Commission, c’est pourquoi nous vous faisons les recommandations suivantes :
- Une visite in loco du Rapporteur Spécial sur les Violences basées sur le Genre en Haïti
- Une enquête spécifique sur les violences faites aux femmes en Haïti et la publication d’un rapport y relatif
- L’élargissement des mesures conservatoires prises en 2010 en faveur des femmes haïtiennes à toutes les victimes enregistrées depuis cette période et le transfert du dossier d’Haïti a la Cour Américaine des Droits de l’Homme
- Des mesures de la Commission pour exiger de l’État Haïtien la mise en œuvre des conventions et outils interaméricains pour la protection des femmes et filles haïtiennes, ratifies par Haïti.
Pour NÈGÈS MAWON,
Lucia Dominique Pascale SOLAGES