Chanteuse, professeure de chant et vulgaritrice sur le Web, Jehyna Sahyeir est une figure des plus dynamiques de la musique haïtienne contemporaine. Melissa Béralus est allée à sa rencontre à Paris où elle est installée depuis 4 ans. Elles ont discuté du parcours de Jehyna, de son récent concert et de sa nouvelle série Web qui vise à visibiliser les femmes artistes.
Mus’Elles. Peux-tu revenir sur ton cheminement artistique ? Comment es-tu passée du théâtre au chant, ou l’inverse ?
Jehyna S.Le théâtre et le chant ont toujours fait partie de ma vie, ce, dès mon plus jeune âge. J’ai suivi un stage professionnel en deux temps à Paris (2015 et 2017) sur le théâtre chorégraphique et la performance vocale. J’y ai appris à ne pas dissocier ma voix de mon corps, et c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à chercher et développer ma propre identité artistique.
Mus’Elles. Qu’est-ce qui t’a amenée à développer un langage musical aussi hybride, entre jazz, Vodou et musique contemporaine ?
Jehyna S. C’est le résultat ou plutôt le processus d’une quête personnelle qui m’a amenée vers ce langage musical. Il est né d’un besoin de réappropriation et affirmation de mon identité de femme noire, afrodescendante. Une artiste consciente de l’héritage qu’elle porte et qui veut le crier au monde tout en se créant une place à une époque où d’autres cherchent à se conformer à des esthétiques prédéfinies.
Mus’Elles. Que représente Haïti dans ton travail artistique aujourd’hui ? Est-ce une racine, un moteur, une mémoire ?
Jehyna S. Haïti est l’épicentre de tout ce que je produis. Par son histoire, ses traditions et sa richesse culturelle, il constitue une mémoire vive des peuples noirs. C’est de lui que je puise tout ce qui me constitue ainsi que 80% de mon identité d’artiste. L’imaginaire haïtien est une source d’inspiration intarissable.
Mus’Elles. Comment vis-tu le fait d’être une artiste haïtienne en France aujourd’hui ?
Jehyna S. Sur certains points, je dirais qu’il est plus compliqué d’être une artiste haïtienne en France qu’à Port-au-Prince. Je pense que pour pas mal d’Haïtiens ici, je suis un peu une alien. J’ai quand même évolué dans une sphère underground en Haïti. Ce que je propose comme musique ne rentre pas forcément dans les cases de musiques populaires et je ne bénéficie pas forcément d’une grande visibilité dans la communauté haïtienne.
Mus’Elles.As-tu trouvé une communauté artistique ou diasporique qui te soutient dans ton travail ?
Jehyna S. Je commence de plus en plus à me faire une place dans le milieu de la « world music » à Paris. Bien que le terme en soit, est assez problématique, mais il existe en effet une communauté assez bienveillante d’artistes avec qui je tisse de beaux liens. Et comme je suis une artiste qui évolue dans différentes sphères, j’ai la chance de faire partie de plusieurs communautés pas forcément haïtiennes.
Mus’Elles. Quels sont les défis spécifiques auxquels tu fais face ici, en tant que femme, artiste, et afrodescendante ?
Jehyna S. En tant que femme artiste, afrodescendante, je fais face à une accumulation de défis qui se croisent. Le premier, c’est la précarité structurelle du métier d’artiste, encore plus marquée pour les femmes. L’accès aux opportunités est inégal et il faut sans cesse prouver sa légitimité. Il y a aussi des réalités très concrètes, comme le fait de ne pas toujours me sentir en sécurité lorsque je sors seule le soir pour assister à des événements. Cela limite ma capacité à réseauter, à m’inscrire dans les dynamiques de visibilité artistique, qui passent souvent par des rencontres informelles. À cela s’ajoutent des expériences quotidiennes de sexisme ordinaire : le mansplaining, les préjugés sur ma capacité à diriger ou à créer. En tant que femme noire, je fais aussi face à des attentes stéréotypées, parfois réductrices, sur ce que doit être “mon art”, “mon corps”, “ma voix”. Mon travail artistique est donc aussi un espace de résistance, où je peux transformer ces vécus en force créative, en dialogue avec d’autres femmes qui, comme moi, refusent d’être invisibilisées.
Mus’Elles. Est-ce que ton rapport à Haïti a changé depuis que tu vis ici ? Comment restes-tu connectée ?
Jehyna S. Mon rapport à Haïti n’a pas changé fondamentalement, mais il s’est chargé d’une douleur nouvelle face à l’aggravation de la situation socio-politique. Ce n’est pas un éloignement affectif, c’est une présence lourde et constante, qui nourrit à la fois mon anxiété et mon besoin de créer. L’impuissance face à ce qui s’y passe me ronge énormément, mais elle me pousse aussi à transformer cette douleur en actes de mémoire, de résistance. Je reste connectée à Haïti par des gestes du quotidien et les projets artistiques que je crée. Mes proches restés là-bas sont un lien très précieux. Et à travers mon travail ici, j’essaie de faire exister Haïti autrement.
Mus’Elles. Peux-tu nous présenter ta nouvelle série web ? Quelle est son origine ?
Jehyna S.F.A.C (Femmes, Arts et cultures) est un média qui célèbre les figures féminines du spectacle vivant (Théâtre, danse, performance, le cirque, la musique live, les marionnettes etc…) avec trois rubriques centrales : Un web série publié tous les dimanches 13h (H de paris) ; une rubrique intitulée Focus pour présenter un œuvre impactante de l’artiste présenté le dimanche ; Et L’agenda au féminin (tous les 1ers du mois), qui regroupe une sélection de création féminine à voir au cours du mois. C’est un projet que je chéris depuis plus d’un an et que j’ai lancé il y a 4 mois.
Mus’Elles. Pourquoi avoir choisi de centrer ce projet sur les femmes artistes ? Qu’est-ce qui t’a poussée à le faire maintenant ?
Jehyna S. Le spectacle vivant, à l’instar de nombreux autres secteurs, souffre d’une invisibilisation structurelle des femmes (artistes, chercheuses, techniciennes, intellectuelles etc.…). Malgré des avancées concernant leur présence dans des postes de responsabilités. Les chiffres démontrent qu’il existe tout de même, une sous-représentation considérable des femmes et cela impacte directement la diversité des récits proposés au public. C’est dans le but de lutter contre cette invisibilisation que j’ai décidé de créer F.A.C. Pour quoi Maintenant ? parce que je pense avoir aujourd’hui une certaine légitimité et maturité pour mener ce projet, au vu de ma formation universitaire.
Mus’Elles. Comment choisis-tu les femmes que tu mets en lumière dans la série ? Quelle diversité souhaites-tu montrer ?
Jehyna S..Je choisis les femmes en fonction de leur engagement, de la force de leur parcours et de ce qu’elles apportent à la création. Certaines sont connues, d’autres beaucoup moins, mais toutes méritent d’être entendues. Ce qui m’importe, c’est de valoriser celles qu’on voit peu dans les médias habituels. Je cherche à présenter des femmes aux parcours variés, issues de différentes disciplines, cultures, générations, et réalités sociales. L’idée, c’est vraiment de faire exister le spectacle vivant dans le quotidien des gens, même ceux qui ne vont pas forcément au théâtre, à l’opéra ou voir un ballet. Je veux désacraliser ces pratiques et casser cette impression qu’il faut un certain niveau ou un certain bagage pour s’y intéresser. C’est aussi pour ça que je garde une parole simple, directe, dans la manière dont je présente les artistes : pour que tout le monde puisse se sentir concerné et touché.
Mus’Elles.Tu as joué récemment dans le cadre de l’Expo Paris Noir, comment a été cette expérience ?
Jehyna S.C’était une expérience symbolique et très significative. Jouer dans le cadre d’une exposition qui retrace l’histoire Noire de Paris à travers les artistes qui y ont laissé une empreinte et le faire en l’honneur de Toto Bisainthe. Oui, c’était une très belle expérience qui s’alignait parfaitement avec ma propre identité artistique.
Mus’Elles.Tu as interprété plusieurs morceaux de Toto, qu’est-ce que ça t’a fait, qu’en retiens tu es ce que c’est une artiste qui occupe une place particulière pour toi ?
Jehyna S. Oui, Toto Bisainthe autant que Manno Charlemagne sont des artistes qui occupent une place assez significative dans mon travail. De par leur esthétique mais particulièrement leur engagement.
Mus’Elles. Merci pour ton témoignage.
Propos receuillis par Melissa Béralus