Compte rendu de texte : « Le travail du care » de la politiste Caroline Ibos

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« Le travail du care » est un texte de Caroline Ibos, politiste et chercheuse française qui  constitue un chapitre issu  de l’ouvrage collectif  : «  Vers une société du care, une politique de l’attention ». Ce texte est écrit en collaboration avec Aurélie DamammePascale Molinier et  Patricia Paperman et  publié aux éditions « Le cavalier bleu », à Paris en 2019.

L’autrice débute ledit chapitre avec la déclaration suivante : « C’est un regard bourgeois sur les précaires », qui initie une relecture critique de la conceptualisation du travail du care, comme étant uniquement liée aux dynamiques de classe sociale. Pour étayer son argumentaire, elle analyse un répertoire riche composé de travaux de sociologues tels que Everett Hugues et Arlie Russel Hochshild, de journalistes telles que Florence Aubenas, de philosophes comme Eva Feder Kittay et s’appuie sur les terrains d’anthropologues telles que Rayna Rapp et Faye D Ginsburg. Les faits relayés dans des journaux lui servent également de matériaux d’analyse de l’éthique du care, notion centrale qui traverse le texte, basée sur l’expérience et les points de vue des travailleuses.  De plus, l’autrice met un soin particulier à penser la précarisation économique de ce secteur, les conditions de son employabilité supplémentaire et son évolution dans certaines sociétés tout en induisant une réflexion pour la recherche de perspectives pour pallier les besoins du care.

Dans sa trame argumentaire, l’autrice relève l’importance d’une approche ethnographique et intersectionnelle pour comprendre l’éthique du care des travailleuses, féminin générique pour designer globalement la population d’ensemble, la majorité étant de genre féminin. L’éthique du care, pour préciser, fait partie d’un « vaste champ de réflexion morale et féministe ». (Gilligan, 2008).  Le care est un cadre d’analyse qui pose d’emblée l’importance des savoirs produits à partir de l’expérience des femmes (et parfois aussi des hommes) qui pourvoient des taches diverses ayant rapport au soin, à l’attention, au service à autrui.

Nous comptons reprendre les idées qui traversent le texte de Caroline Ibos dans un compte-rendu qui engage en même temps une réflexion sur celles-ci.

Critique du déni des discours et l’expérience des travailleuses du care

Dans le premier chapitre « Le travail du care », Caroline Ibos remet en question les approches d’auteurs et d’autrices de champs disciplinaires différents, de décideur.e.s, qui réduisent les travailleuses du care à leur dimension précaire. Exposant les principaux enjeux sur le care au prisme des seuls rapports sociaux de classe, elle défend l’importance d’une approche intersectionnelle qui prend en compte la signification de ce travail pour ces dernières. La considération du facteur unique de classes sociales pourrait selon elle, gommer des dimensions non moins importantes telles que le racisme et le genre communs à ces protagonistes du care. Soulignant l’importance d’une approche intersectionnelle et ethnographique, elle propose la narration des expériences et la prise en compte de l’éthique du care mue par la responsabilité, telle que vécue et entendue par les travailleuses, comme lieu de départ pour la compréhension de leurs situations empiriques. Ce qui implique de s’appuyer sur les valeurs morales partagées par les travailleuses, les significations sociales et les recours qui leur permettent de faire face aux exploitations subies. Les mécanismes de défense et la connaissance du monde blanc sont autant de recours des travailleurs pour contrer l’« indifférence blanche  » pour les travailleuses racisées, suivant un terme de Charles Willis, repris par l’autrice et le racisme auquel elles font face, pour décrire le contexte post-esclavagiste décrit par Willis.

C.Ibos pense que la souffrance éthique est distincte du désir sublimatoire, dans le cadre des pratiques maltraitantes des travailleuses, comprises pour certains.es comme un pied de nez à l’éthique du care. C’est pourtant une éthique différente que les travailleuses partagent. Les travailleuses investissent leur travail de principes éthiques généraux établis par leurs soins, parfois générés au sein de regroupements collectifs. Historiquement, les travailleuses, motivées par cette éthique de responsabilité, qu’on tend à ignorer parce que leurs paroles sont délégitimées, réclament de meilleures conditions pour pouvoir mieux réaliser leur travail ; d’autres personnes manifestent le désir d’exécuter ces mêmes tâches. Les schémas de représentation qu’elles font de leur travail ne concorde pas avec la conception du sale boulot, terme proposé par le sociologue Everett Hugues (Hugues, 1996), pour rendre compte des souffrances qui émanent d’une certaine proximité avec les corps et ses fluides et la pénibilité des soins à pourvoir, dans de telles circonstances. Or les travailleuses estiment que cette terminologie enlève la dimension noble de leur travail ; de leur point de vue, elles assument pleinement ces tâches, et engagent dans leurs pratiques la portée antérieure même du care qui est le souci des autres. De ce fait, « L’antériorité de l’éthique du care sur le politique, doit être ici soulignée », conclut Ibos (Ibos, 2019 : 109).

La spécificité du travail du care

Le care selon l’approche de Ibos est inestimable car il englobe un ensemble d’affects, de comportements qui dépassent le cadre de choses mesurables suivant les normes dominantes. « Ceci représente une difficulté pour valoriser-et notamment valoriser monétairement- un travail dévalorisé. » (Ibos, p.115). S’appuyant sur le travail de la psychologue Pascale Molinier (2013), l’autrice estime que c’est cette particularité qui contribue à l’invisibilité de ce travail, qui ramasse un ensemble de « savoirs discrets » (Ibos, 2019 : 114) efficaces mais invisibilisés. Comment mesurer ou évaluer monétairement ce travail ? se demande Ibos.  Ce travail on tend souvent à le naturaliser, à le minorer et le disqualifier. Et les travailleuses du care n’y échappent pas, remarque Ibos qui s’inscrit en faut contre les idées faisant croire qu’il va de soi d’exécuter ces tâches. Ce travail qui est vital à des degrés divers pour toutes et tous rassemble des aptitudes qui ne sont pas automatiques mais qui s’acquièrent dans la pratique.  Cette difficulté pour mesurer ce travail ne favorise-t-elle pas des rapports de subordination et de domination, de racisme ? Les travailleuses étant prises dans l’enchevêtrement de ce qui est plus qu’un travail ordinaire ou un emploi toutefois impossible d’être catégorisé suivant les normes habituelles de réussite et de quantification des résultats. Si, comme avance l’autrice, dans la relation de travail, les travailleuses sont des actrices qui décident des limites à franchir et celles à ne pas franchir, on pourrait toutefois interroger la marge de manœuvre réelle de ces travailleuses qui sont souvent en situation d’extrême précarité économique et en situation irrégulière.  Rose-Myrlie Joseph, chercheuse haitienne, invite à saisir une dimension non moins importante de la souffrance éthique dans l’exercice du travail de care. R. Joseph (Joseph : 2007) parle de la recherche d’une reconnaissance qu’uniquement rémunérative dans le travail du care, croisant le besoin de reconnaissance de certaines femmes déclassées, qui expriment le besoin d’appartenance, d’établissement de liens émotionnels, de réduction de la « différence limitative » qui crée un écart presqu’infranchissable avec l’autre. Le racisme ici peut-être pris en compte mais aussi la confrontation des statuts sociaux ; ceci allant au-delà de privilèges raciaux mais aussi d’inégalité socio-professionnelle, de statut social. Uma Narayan (1995), chercheuse indienne, citée par Fabienne Brugère (2017) souligne à juste titre que « Le souci d’autrui n’est pas suffisant ; ça donne lieu à des politiques de domination ».

Cette situation gomme en partie les contraintes énoncées dans le texte et cette marche de manœuvre serait faible, à notre humble avis. Par contre, le travail du care implique des savoir-faire et nous dirions aussi des savoir-être, entendus dans ce cas comme des aptitudes qui se développent dans le cadre global ou privé des interactions humaines, et mis à profit du care. Ce combo même que l’économie ne peut appréhender ou monétariser, comme le souligne Ibos. En ce sens, P. Molinier (Molinier, 2020 :11) apporte un éclairage qu’il convient de souligner dans la mesure où la spécificité du care se trouve dans le fait que sa valeur est liée directement « à la vie ». De ce point de vue, Ibos estime peu important de problématiser sur l’aptitude du travail du care à entrer dans des cases préétablies, parce qu’impossible. Néanmoins, elle invite à rompre avec l’invisibilisation de ce travail, qui tendrait à renouer avec sa valeur économique et sociale. Analysant les modalités d’externalisation de ce travail, elle évalue la reconnaissance de la dimension émotionnelle du care, la « personnalisation du care » par exemple en Uruguay et rappelle l’approche psychosociale induite dans les soins infirmiers aux Etats-Unis. Ces expériences

Invisibilité du travail du care

Si les féministes ont lutté pour donner une certaine visibilité du care, Ibos estime que le travail de sa monétarisation reste incomplet. En fait, le care fait l’objet d’un double cadre d’invisibilité ; cadre politique et cadre du féminisme. Les enjeux pour rémunérer le travail du care font face au manque de disponibilité de ce travail. Ce, contrairement aux approches laissant croire qu’il implique une main d’œuvre aussi disposée que disponible, alors que prime un besoin urgent de ces services notamment dans les sociétés vieillissantes. D’autres formes de relai sont mentionnées par l’autrice pour faire face à cette pénurie invoquant des négociations Nord/Sud ou entre individus provenant d’une même famille ou ayant des rapports de proximité. C’est une « Logique de délégation du care » que souligne Ibos et qui pour elle implique le transfert de ces activités à des personnes moins favorisées dans l’échelle sociale pour les assurer. Ce travail de délégation peut être appareillé à la production des masculinités, qui écartent les hommes de certains milieux, de certaines tâches. L’inégale répartition des tâches au sein du couple est pointée dans cette dynamique de relai de ces taches à des pourvoyeuses du care et dont la continuité pour les assurer reposent sur le dos de femmes, si ce n’est pas dans le cadre domestique mais dans le travail ménager rémunéré et des naturalisations qu’il pourrait susciter. Ce qui pourrait nous amener à comprendre la dévalorisation de ce travail alors que les besoins en care s’accroissent et gagnent en importance. Or, Caroline Ibos constate qu’il existe une dévalorisation d’un tel travail dans les pays d’accueil et le manque d’accès retient les travailleuses dans une sorte de fragilité ; et l’inaccessibilité des postes qui correspondent à leurs compétences. L’égal accès au care serait donc une perspective pour contrer des formes de discriminations et de reproductions des inégalités de travail, selon Ibos. Encore, qui fait quoi pour qui ? comme le souligne aurait encore toute son importance. La reconnaissance de la dimension émotionnelle du care et un égal accès présuppose aussi le soulagement des tâches éreintantes du care, comme les propositions de la robotique qui suscite des divergences d’opinion. S’ils tendent à faciliter la vie humaine et s’approcher davantage des qualités attribuées à l’humain, pour les robots humanoïdes, ils ne sont pas exempts de reproches. « Entre les machines et les humains, ce sont les sentiments qui font la différence », commente l’autrice. Ce point de vue réitère le fait que le care ou du moins son attribut principal, l’affect ou la chaleur humaine recoupe les exigences sociales les plus élevées, là même où l’organisation sociale tend à le discriminer et l’invisibiliser. Elle soutient face à cette situation un mouvement politique qui déhiérarchise, et appréhende le care sous toutes ses facettes sociales, politiques et économiques. Mais, est-ce suffisant ?

Quelles perspectives pour alléger les besoins du care ?

Les robots présentés comme une option pour aider dans le care est bien connu ; toutefois ils font l’objet d’un point de vue mitigé, constate l’autrice qui met en garde contre les robots pour pallier les besoins du care face à l’accroissement des besoins. Elle souligne toutefois qu’ils revêtent un aspect sexiste qui prolonge les inégalités de genre à un certain niveau. Des robots à l’apparence masculine occupant des fonctions nettement à l’opposé de tout ce qui symbolise les attributs dit féminins et vice versa. Pour l’autrice, les robots ne sont pas exempts d’une certaine crainte à remplacer l’humain toutefois, comme le choix d’une société de care ou de valorisation du care, la robotique dépend aussi de cette même société. L’invisibilité fait partie de l’éthique et de l’efficacité du travail du care, parce que non technique, ni spécialisée ? Or, la prise en considération du care, comme secteur à protéger, repartir le travail du care relève d’un choix de société, postule Ibos. Care et affect ont des répercussions sur le mental des travailleuses La robotique est une solution envisagée et même acceptée par plus d’un.e ; pourtant le choix n’est pourtant si aisé. L’autrice ne tranche pas catégoriquement sur cette option, laissant flou la perspective engagée pour une société du care, qui replacerait l’accès égal au care au sein des politiques publiques.

Conclusion

Le texte de Caroline Ibos expose les enjeux de se passer d’une approche intersectionnelle du care, et, remet en cause une conception répandue de l’éthique du care qui selon elle est inappropriée.  Cette approche qui risque de se passer de faits empiriquement vérifiables , a comme conséquence   de reproduire des situations d’inégalité, de racisme et d’incompréhension de la réalité.

Évaluer l’avancée des connaissances sur l’éthique de care dans une perspective éthique et politique et aussi proposer comment lui consacrer toute son importance dans nos sociétés en se basant sur les expériences de pays comme l’Uruguay et les Etats-Unis est l’apport majeur de ce texte. Les études sur le genre sont étroitement liées aux situations matérielles en constante évolution dans nos sociétés et Caroline Ibos envisage des perspectives qui prend la température de ces changements. Même si les avancées technologiques dans le cadre d’une démocratisation du care peuvent représenter une limite pour le care dans des pays moins avancés, comme Haiti, ayant un inégal accès aux avancées technologiques. La description d’une éthique du care issue de l’expérience des professionnels du soin, l’instruction de la portée sociale et politique du care évoquées par Ibos révèle un cadre d’intelligibilité nouveau du care dans les débats scientifiques, et enrichissant pour les recherches féministes.

Jeanne-Elsa Chéry


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