Pancartes en main, plus de 30 000 femmes unies comme un faisceau, orchestraient la plus grande marche jamais enregistrée en Haïti au lendemain du départ de Jean-Claude Duvalier et de la chute des Tontons Macoutes. Marie Laurence Jocelyn Lassègue se souvient de la date fatidique du 3 avril 1986.
À la chute du régime duvaliériste, précisément le 7 Février 1986 au départ de Jean-Claude pour l’exil, le pays s’orientait vers l’ère de la démocratie après vingt-neuf ans de dictature sanglante pendant laquelle exécution sommaire, disparition et assassinat étaient monnaie courante. Toutes ces femmes parmi lesquelles des journalistes qui, jadis s’étaient retrouvées au premier front pour dénoncer les violations des droits humains pendant ce règne lugubre et qui s’étaient exilées, sont revenues au bercail et se mobilisaient pour revendiquer une place équitable dans cette nouvelle société. Cette démarche s’était débouchée sur la première Journée Nationale du Mouvement Féministe en Haïti : le 3 Avril 1986. Marie Laurence Jocelyn Lassègue, fondatrice de Fanm yo la et l’une des pionnières de la mobilisation, raconte cette première journée tant symbolique.
Les prémisses d’une lutte
Parée de bijoux en bois de couleurs vives, nattes africaines collées au crâne, Marie Laurence Jocelyn Lassègue revient, dans une capsule vidéo de moins de quinze minutes réalisée par Nègès Mawon, sur les circonstances qui ont amené la grande manifestation du 3 Avril 1986. Sous le thème « 3 Avril : M te la », l’ancienne ministre à la Condition féminine et aux droits des femmes commence par raconter son quotidien au retour d’exil en 1983 et l’urgence, qu’il y avait au lendemain du 7 Février 1986 pour les femmes de redéfinir leur place dans la nouvelle société. Pas seulement en tant que féministe mais également « en tant que citoyenne », a-t-elle souligné.
Selon la militante féministe qui avait également occupé le poste de Ministre de la Culture, plusieurs organisations féministes qui existaient déjà ou qui venaient de se former, militaient sur le terrain et s’engageaient vivement auprès des femmes de toutes catégories confondues après le départ de Baby Doc. Il y avait la SOFA et Kay Fanm qui opéraient particulièrement auprès des marchandes, Centre de Promotion des Femmes Ouvrières (CPFO) qui accompagnait depuis sa création en 1985 les ouvrières de la SONAPI et bien d’autres encore.
La plupart des membres de ces différentes structures savaient se réunir au local des Scouts d’Haïti, pour discuter et échanger. Leur fusion s’articulait autour de l’association Fanm Dayiti, a précisé l’intervenante.
“Campagne promotionnelle immense”
Pour arriver à la grande mobilisation du 3 Avril 1986, Madame Lassègue raconte qu’il a fallu une campagne promotionnelle immense. « Pendant plusieurs jours, je garais ma voiture près du Champ-de-Mars. Puis, avec mes deux enfants, nous allions distribuer les feuillets pour annoncer la journée du 3 Avril. Nous logions la rue du Centre, le portail de Saint-Joseph et nous distribuions dans les stations de bus…partout », a-t-elle expliqué, comme si c’était hier. La campagne se diffusait également à l’antenne de plusieurs stations de radios comme à l’émission « Libre tribune » de la radio Antilles.
« 3 Avril, nan tout kat kwen peyi Dayiti, Fanm yo ap mache pou fè konnen yo te la pou fè diktati a ale e pou reklame tout sa yo bezwen nan nouvèl sosyete », c’était ça le message, a confié la militante féministe.
La mobilisation de cette journée du 3 Avril 1986 était partie de l’Avenue du Travail, selon les dires de la journaliste et avocate, pour ensuite atteindre toutes les rues de Port-au-Prince. Pancartes en main, plus de 30 000 femmes unies comme un faisceau, orchestraient la plus grande marche jamais enregistrée en Haïti. D’un même ton, elles entonnaient des couplets de la chanson de Farah Lajuste « lè bwa Kayman an se nou ki te la a/ lè lendepandans lan se nou ki te la ».
Lors de cette journée, Mme Lassègue arborait, d’après ses confessions, un T-shirt ou il y était inscrit : « 50/50… nou dwe la », affirmant déjà son engagement pour la participation active des femmes dans la politique.
S’il y a une chose qu’on oublie parfois de mentionner, c’est que la mobilisation ne s’était pas concentrée uniquement à Port-au-Prince. Il y avait plus de 20, 000 femmes dans les rues du Sud, aux Cayes, sans compter toutes les grandes villes qui s’étaient mises debout ce jour-là. « Des hommes aussi s’étaient joints à nous, mais il y avait tellement de femmes que dans les photos prises lors de la manifestation, on ne les voyait pas ».
Une quinzaine d’activités pour marquer le 3 Avril 2022
Le dimanche 3 Avril 2022, Marijàn et Nègès Mawon, en partenariat avec d’autres organisations féministes parmi lesquelles Dantò et Gran Jipon, ont célébré la Journée Nationale du Mouvement des Femmes Haïtiennes autour d’un flashmob où plus de 300 jeunes femmes, vêtues de maillots de couleur violets, ont porté leurs revendications sur des pancartes.
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Et pour permettre une large diffusion de ce qu’a été la journée du 3 Avril 1986 et tout le symbolisme qu’elle charrie, Nègès Mawon a également initié une quinzaine d’activités qui prendra fin le 17 Avril prochain. À la rubrique « 3 Avril 1986 : M te la », elle recueille les témoignages de certaines femmes qui ont participé à cette première grande manifestation. C’est ainsi que le Mardi 5 avril, à 7h30, Marie Laurence Jocelyn Lassègue était revenue sur cette date fatidique pour raconter son implication dans la tenue de la journée du 3 Avril 1986.
Au retour de l’exil en 1983, Marie Laurence Jocelyn Lassègue a enseigné les Lettres à l’École Normale Supérieure de l’Université d’État d’Haiti, à l’École Nationale des Arts, au Lycée Français et au Centre d’Études Secondaires. Journaliste, avocate, militante féministe, elle fonda en 1998 « Fanm yo la » pour une participation active des femmes dans la politique. À plusieurs reprises, elle a été ministre de la Culture et de la communication, ainsi que ministre à la Condition Féminine et aux Droits des femmes.
Jessie Lisa A.R Tataille